Cher Bernard-Henri Lévy,

Est-ce parce que ces « fragments d’autobiographie » ont été rédigés dans une belle maison au quartier Marshan, à Tanger, ville qui m’enchante, m’irrite et dont le destin me préoccupe, que j’ai eu envie de vous écrire cette lettre ? J’ai été heureux quand j’appris que vous aviez élu domicile pour l’été dans cette ville hantée. Pourquoi Tanger ? Est-ce à cause d’une ancienne tradition qui a vu passer des écrivains importants comme Paul Morand, Tennessee Williams, Jean Genet, William Burroughs, ou Paul Bowles ? Non. Vous êtes revenu à Tanger trente ans après une histoire. Ida, une femme, une image magique, un morceau de votre jeunesse qui n’a pas trouvé de case où se reposer. Tanger, lieu où vous pensez rejoindre le « maître », l’homme à la crinière blanche. Tanger comme retraite pour repenser le mystère de la création, refuge pour mieux regarder en face les dernières blessures et classer les anciennes. Entendre le chant du vieux muezzin derrière le petit cimetière et penser à une adolescence frénétique ou tout était possible, ou le temps partait en fumée. C’était l’époque où vous étiez « client à toutes les adhésions, partant pour toutes les inféodations », le temps des plaisirs brefs et des aventures magnifiques, le temps des idoles brisées et des idéologies démasquées. Ces audaces, ce courage, on ne vous les pardonnera pas. On vous les fera payer.

Vous êtes considéré en France comme un cas. Vous ne laissez pas indifférent. Vous aimez la scène, le débat et la polémique. Vous aimez répondre à vos détracteurs. Et puis vous n’êtes satisfait ni de vous-même, ni de vos ouvrages, ni de l’image qui vous colle à la peau, celle d’un dandy « exhibitionniste, narcissique, égocentrique », celle de « l’allumé des médias » : celle qui déchaîne des haines tenaces et qui vous touche malgré toute la sérénité dont vous vous armez.

Voilà que vous décidez de vous expliquer, non pas de vous justifier, mais de « tout mettre sur la table » ; vous vous engagez à tout dire, car, comme vous l’écrivez à propos de votre femme-actrice et de la manière dont vous l’avez filmée dans Le jour et la nuit : « A quoi bon ce livre si je n’y retourne toutes les cartes, même les plus intimes, inavouables ? » Vous avouez que « la filmer, c’est l’aimer ». Vous l’aimez alors avec passion. Vous faites référence à la corne de taureau dont parle Michel Leiris dans L’âge d’homme et vous revendiquez les risques que vous avez pris en tant qu’homme et intellectuel. Vous évoquez votre « passion de l’ubiquité », votre image à la télévision souvent détournée par vos adversaires, votre voix que vous n’aimez pas, votre haine de la musique. Vous énumérez vos expériences qui commencent avec la philosophie, puis passent au roman, puis du roman au théâtre, du théâtre au cinéma. Vous avez vécu l’échec de votre film comme une douleur, une injustice. J’avais envie de vous écrire à ce moment-là pour vous témoigner ma sympathie. J’aurais dû le faire. Jean-Luc Godard vous a écrit un joli poème.

S’observer avec sévérité, analyser son parcours avec lucidité, reconnaître ses erreurs et ses failles, ne compter que sur ses forces propres, voilà qui vous honore. Comme Kafka, que vous citez, vous avez conscience, en vous engageant dans la création avec les mots ou les images, que « vous mettez quelque chose à l’abri de la mort ». Viendra un jour où on parlera de vous sans acharnement.

Vous savez bien que vous êtes attendu au tournant, que vos faits et gestes n’échappent pas à vos observateurs bien ou mal intentionnés, que vous dépensez de l’énergie à rendre publique votre œuvre, que vous utilisez les médias comme ils vous utilisent, bref, que vous êtes une valeur contestée, admirée, détestée et en même temps inquiète. Comme dit votre double (le moi profond) dans le dialogue final : « On t’a trop vu, en donnant trop, tu t’es tué. Tu as éteint le désir que tu voulais susciter. » Alors, pourquoi cette douleur qui a accompagné l’échec de votre film ? Pourquoi une part de vous-même dit que « l’échec est un privilège » ? Trop d’injustice. Les réactions de certaines personnes prirent des proportions inouïes. Vous avouez que vous ne détestez pas ceux qui vous détestent. C’est une force. Alors pourquoi, tout d’un coup, cette sortie sur des écrivains qui bégaient, Patrick Modiano, J. M. G. Le Clézio, Régis Debray ? Vous pensez que leur bégaiement est une feinte, « leur botte secrète », « une spécialité NRF », une façon d’avoir « la bonne combinaison », « la martingale gagnante ». Là, je vous sens agacé par le statut que les médias et le public leur accordent avec fidélité. Vous n’aimez pas R.-L. des Forêts, ni Maurice Blanchot, et encore moins Peter Handke. C’est votre droit, surtout que cet écrivain autrichien a choisi de prendre la défense des Serbes. Vous dites : « Je n’ai jamais su faire de la littérature avec mes propres sentiments », autrement dit, vous avez toujours eu du mal à parler simplement de vous. Vous avez souvent eu besoin de cacher votre moi profond : la chemise blanche qu’on voit même quand vous portez un tee-shirt noir, votre débit de parole qui trahit une subtile recherche de concepts ou simplement la peur, humaine, normale, votre timidité maquillée en audace, votre besoin d’être sur tous les fronts, vos treize voyages en Bosnie considérés par vos détracteurs comme « du tourisme à Sarajevo », alors que vous étiez en train de faire un travail important, grave et d’un grand courage pour que justice soit rendue à la Bosnie. C’est fou comme vos adversaires mettent en doute la sincérité de votre engagement et l’authenticité de vos actes. Il y a là plus qu’un malentendu. Il y aurait à mon avis une volonté de démolir et de nuire. J’avoue ne pas comprendre votre étonnement quand vous constatez que l’image qu’on retient de vous ne correspond pas à ce que vous êtes vraiment. Il est vrai que votre marionnette des Guignols est réductrice. C’est une caricature grossière. Ne vous arrêtez pas à cette petite chose. Ayez de l’humour. Je sais que vous en manquez et que vous avez l’ironie de l’avouer.

On découvre que vous êtes un écorché vif, un homme d’une grande sensibilité, ayant un sens aigu de l’amitié, ayant besoin d’être compris et bien sûr d’être aimé. Alors, vous avez écrit Comédie. C’est une confession émouvante par sa sincérité, passionnante par sa forme d’écriture. Des phrases brèves, incisives, des images faites de lumière et de poésie. L’évocation de votre passé est pudique. Quand vous racontez votre visite à Beni-Saf, petit port de l’Oranais où vous êtes né, vous dites que vous n’avez pas eu d’émotion à vous trouver sur cette terre. Normal, vous n’y avez pas vécu. En revanche, Tanger vous donne encore des émotions.

Vous vous dévoilez en brouillant les pistes. En fait, vous aimez ces situations complexes où le processus de la création reste pour vous une énigme, où l’identité devient vacillante jusqu’à introduire le trouble comme chez Borges ou Pessoa. Vous avouez avoir été tenté par l’expérience Romain Gary-Émile Ajar : « Devenir un autre pour redevenir soi, changer d’identité pour se réapproprier son être. » C’est le rêve secret de la plupart des écrivains. Le statut du sujet qui écrit est souvent frappé d’ambiguïté. On fabrique des personnages pour échapper à soi, pour ne pas sombrer dans la folie (Artaud).

Je suis heureux que Tanger vous ait inspiré des pages très belles sur le temps, sur la vérité, sur l’amour. Cette ville devenue l’ombre d’elle-même, où « le ciel a odeur de sel », où le fameux vent d’est vous rappelle les orages de Mexico, où les gamins n’ont pas beaucoup de pitié pour les chats faméliques, cette ville où on ne sent pas la mer (je n’y avais pas pensé) est une métaphore qui a eu le don de vous réconcilier avec vous-même. Les retrouvailles avec le maître, celui que vous n’aviez plus revu depuis le temps des études où vous vouliez, vous aussi, écrire « différence » avec un a deviennent inutiles. Vous avez réussi à établir entre vous et votre double la distance nécessaire, celle qui remet les choses à leur place. Écrire, c’est cela. Comme dans un film d’Orson Welles, ce personnage fantomatique ne cède à l’écran que l’image de son ombre. Vous avez compris qu’il « y a tant de vies dans une vie » et, quoi qu’on fasse, il y aura toujours un absent en nous qui nous « donnera force et courage pour persévérer ».


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