L’époque est décidément catégorique. Voici, parmi nombre d’autres, deux livres qui l’attestent en prenant tout lecteur en otage. Deux cinquantenaires s’y penchent sur leur passé, qu’il faut considérer en écartant tout ce qu’on en sait ou ce qu’on croit en savoir, mais en posant en préalable qu’on ne cédera pas au chantage ; à l’une ni l’autre formes de chantage, car Jack-Alain Léger et Bernard-Henri Lévy nous font également violence.

Léger, d’abord. Environ vingt-cinq titres au catalogue plus quatre « à paraitre, ou non », quelques bonnes ventes, et « un succès fracassant[1] » comme un malentendu après lequel, sur le marché, Léger ne pesa plus lourd. A la croisée de sa détestation du monde littéraire et de sa volonté d’en être absolument, doux provocateur appelant sur lui l’opprobre comme d’autres les sunlights, entre Alceste et Quichotte, sur ce mode qu’on connaît bien de « moi seul intègre contre tous ces salauds qui veulent ma peau », Léger en avait déjà fait beaucoup. Partant, même si lui sait mieux que personne les mécanismes de la conduite d’échec[2], on était fondé à craindre le procédé ; et – dans le « Je te vais leur balancer Ma vie[3] comme un poing dans la gueule » – le combat de trop. Et pourtant, ça marche. A l’instant du bilan et de la sanction, Léger renonce à poser et à geindre pour en venir enfin à l’essentiel, en désencombrant son écriture d’une exaltation qui tournait au procédé. Même si « s’évertuer à sauvegarder sa dignité, c’est déjà un peu la perdre aux yeux du monde », on peut faire ça calmement, dignement : un ton en dessous dans le lamento devenu stérile, Léger se sauve en opposant à « la violence qui nous est faite, la douceur de nos souvenirs », en assumant ce « désabus », cette « dépression » considérée froidement, comme une expérience de Torricelli (« Il se produit un vide grandissant du moi, qui à la fin implose »). Où des curés parleraient de rédemption, ce commencement de sérénité laisse entendre une musique dont on peut gager qu’elle ne rendra pas Léger riche et célèbre, mais qu’elle confortera sa dignité. Convenons que ce n’est déjà pas mal. Convenons que c’est déjà beaucoup.

Et admettons qu’à sa façon, le Comédie de Bernard-Henri Lévy exprime semblable souci d’un bilan dans une confession. Nettoyons Lévy de toutes les pitreries qui le figent, lui dans sa caricature, et nous dans le scepticisme pervers et ricanant qu’elle ne peut pas ne pas inspirer. Oublions les contentieux que ce grand enfant entretient, comme un élément de standing, avec des détracteurs, ces « chiens » (le mot est de lui) qui lui sont nécessaires et haïssables, autant qu’une nuée de paparazzi à une princesse de Galles. Considérons-le de bonne foi, tandis qu’au sortir du « grand échec », du « bide bang » que constitua sa tentative de long métrage[4], il se retire à Tanger pour confronter son « moi profond » et son « moi social », sa fin et ses moyens, sa conviction (ce qui l’agite dans le bocal cathodique) et la marionnette qui l’a guignolisé. Passons sur les aigreurs qu’inspirent à l’auteur tous ses collègues « grands silencieux », dont il ne peut concevoir que les réticences à s’exposer, à la télé ou ailleurs, relèvent d’autre chose que d’un machiavélique plan-média. Tout ce travail préalable achevé, tout ce fatras parasite écarté, on pourra alors, et alors seulement, s’interroger sur la sincérité du locuteur. Et convenir, certainement, que dans son appétit de tout – la gloire et l’humilité, le pouvoir et la lucidité, le désir et le mépris de toutes les vanités – Lévy n’est pas insincère[5]. Dans ce registre-là, Patrick Poivre d’Arvor non plus n’est pas insincère. Et alors ?

La grande question, la seule obsédante question que pose Comédie concerne la viabilité de la cohabitation de Lévy-ange et de Lévy-démon. Elle donne lieu à une classique dissertation relative à l’affrontement de l’homme et de l’œuvre (façon Contre Sainte-Beuve), à un dialogue sophistiqué où il est beaucoup question d’être et de paraitre, et à une vertigineuse mise en perspective de l’un et de l’autre dans l’évocation du destin de Romain Gary suscitant, avec la création d’Émile Ajar, sa « seconde vie », – « un tout autre moi profond ».

Au terme d’une partie échiquéenne qu’il aura jouée en poussant alternativement les noirs et les blancs, dans un essoufflement, dans un épuisement, Lévy lâche cet aveu d’une candeur troublante : « Ma jeunesse, voilà après quoi je cours. Ma très banale peur de vieillir, voilà ce dont il s’agit. » Trois pages plus loin, le texte s’éteint dans un balbutiement syncopé, l’aspiration désespérée ou la perspective suicidaire d’« une vie sans rendez-vous », qu’on se demande encore s’il faut y croire un peu, ou si Lévy (y croit-il, lui ?) nous blouse encore.


Monsignore I & II. Julliard. rééd. 1994.

« Instabilité, labilité du caractère, alternance de gaîté, de colère, de mélancolie, inhabileté dans les relations humaines, gaucherie, mélange détonant d’insolence et de timidité, de courtoisie et de violence rentrée, inaptitude à intriguer, orgueil ombrageux, trop pressante demande d’amour, enthousiasmes inconsidérés suivis de descentes aux enfers de la dépression, bouffées de joie délirante, parfois, puis profond abattement, effondrement obsession suicidaire et rires, de nouveau, et larmes, etc. » (p.174).

Sous-titré, en page intérieure : mémoires, écrits, récit, roman, essai, journal sans dates, chronique, autoportrait, reportage, notes, dialogues, éloges, élégie, impromptu, variations et fugue, repentirs, regrets, riens, etc.

Le Jour et la Nuit, dont il veut absolument nous faire une bataille d’Hernani. Ce qui n’es pas très sérieux.

« C’est là que les problèmes commencent, oui. Car, pour que l’on me croie, il faudra accepter d’aller au plus profond […] Il faudra se résoudre à tout mettre sur la table, réellement tout, jusques, et y compris, l’image que l’auteur avait de soi. Or c’est depuis que j’écris, ce que je fais le moins volontiers. » (p.82.)


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