« Ne pas dormir est un devoir », écrit Bernard-Henri Lévy au terme d’un texte autobiographique tranchant dans lequel il s’attache à faire le portrait du philosophe en veilleur. À la fin, las de ne pas trouver le sommeil, cet amateur de concepts a fini par reconnaître dans ses insomnies de nobles motifs : métaphysiques, théologiques, littéraires, politiques et même athlétiques. La philosophie est un sport de combat : il semble penser, avec certains grands champions, qu’une nuit complète de huit heures serait nocive à sa forme physique. Le mot « veille », à l’instar des vigiles des moines qui gardent la nuit, renvoie au latin « vigere », avoir de la vigueur. Et à l’image de la « nuit surveillée » – c’est-à-dire veillée au plus haut degré – que retient Bernard-Henri Lévy dans son livre, songeant à Emmanuel Levinas, qui rattachait le sommeil non pas à une perte de « vigilance », mais au désir d’« évasion » qui a inspiré son premier texte.

L’auteur de Nuit blanche associe-t-il Levinas aux Bénédictins. Allez savoir. En tout cas, il n’affectionne guère le sommeil, cette heure d’une vie sans esprit, et ne s’y laisse couler qu’à regret, comme un noyé. Pour lui, c’est du temps perdu, gagné par la mort – même s’il n’est pas ignorant de « la grande pensée juive sur la question » et des midrashim très savants écrits pour expliquer « pourquoi Dieu a inventé le sommeil ». « Cette idée de passer un tiers de sa vie à dormir, ou un quart, m’a toujours semblé tragique pour un écrivain. Car à quoi bon une tête si ce n’est à penser ? Un cerveau, à produire ? Et un corps sûr et en bonne santé, si ce n’est à nourrir et la tête et le cerveau ? »

Longtemps, les nuits blanches de Bernard-Henri Lévy ont été des nuits obscures, hantées par la question du mal absolu, par celle de l’Alliance rompue entre Dieu et Son peuple à Auschwitz et, déjà, par celle de la survie d’Israël, dont la question s’est posée une première fois six mois avant sa naissance, avec l’envahissement de l’ancienne Palestine mandataire par les armées coalisées de sept pays de la Ligue arabe. « Est-ce qu’on peut dormir du sommeil du juste quand on a vu une manifestation d’affamés à Harar alors qu’on venait voir la maison de Rimbaud ? Ou des soldats pakistanais continuer de jouer au cricket, un masque chirurgical sur le visage, pendant que pourrit, à quelques mètres, le cadavre éventré de leur officier ? Et est-ce que ça ne frappe pas sur le système, maintenant, d’avoir été parmi les premiers à entrer, au sud d’Israël, dans Kfar Aza ? »

Sommeil de brute

On se souvient peut-être du mot d’un personnage de James Joyce : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Pour Bernard-Henri Lévy, elle demeure un excès de réalité qui l’empêche de dormir. Et si tout dormeur est un nageur, parfois en apnée, le philosophe a souvent le sentiment de s’écraser contre une falaise.

C’est toute l’histoire des insomnies qui le poursuivent et dont il restitue les misères avec un sens de l’autodérision qu’ignorent généralement ses débineurs. Nuit blanche est une manière de Voyage autour de ma chambre qui ne conduit pas son narrateur beaucoup plus loin que la cuisine voisine, la ronde de nuit d’un insomniaque qui n’arrive pas à dormir, même quand de bons amis lui ont juré que le sommeil prophétisait. « Je rêve si peu ! C’est tout le problème. » Et pourtant. « Je les aimais bien, mes rêves, à l’époque où j’en faisais. J’aimais cette vie supplémentaire qu’ils m’octroyaient. J’avais le goût de ces moments cocasses et qui ne me ressemblaient pas, de cette existence de travers, de cette contre-vie. Les gens nous cassent la tête avec leurs histoires de réalité augmentée. Les rêves me fournissaient, tous les jours, ma dose de réalité augmentée. »

Dans son plaidoyer contre le sommeil, il est étonnant que Bernard-Henri Lévy ne commente pas une nouvelle fois l’abandon de Jonas, son cher Jonas, comme il l’a fait dans L’Esprit du judaïsme. Car cette histoire soutient son propos. Sommé par Dieu d’aller prophétiser à Ninive, près de l’actuelle Mossoul, Jonas a pris la direction inverse et embarqué à bord d’un bateau en partance pour l’ouest. Quand une tempête s’est déclenchée, le capitaine est venu trouver le prophète au désir absent en lui demandant d’invoquer son Dieu pour qu’il empêche un naufrage. Et que faisait Jonas ? Il « dormait profondément ». Il « ronflait », ont précisé les rabbins traducteurs de la Septante. Un sommeil de brute, honteux, coupable, qui jette une lumière biblique sur les raisons pour lesquelles Bernard-Henri Lévy n’aime pas rejoindre ceux qui se sont endormis.


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