Nuit Blanche est une pierre précieuse dans l’œuvre de Bernard-Henri Lévy. « On écrit avec son intelligence et son inconscient », déclara BHL dans l’un de ses quarante-sept ouvrages. C’est pourquoi Nuit Blanche est important : il est construit sur l’inconscient de l’auteur, son intelligence étant à l’œuvre depuis l’origine. Cependant Nuit Blanche se présente avec modestie comme une sorte de court répit entre deux combats (lire le précédent essai de Bernard-Henri Lévy, publié en 2024 : Solitude d’Israël, Grasset ; notons au passage la beauté de « Solitude » sans article. « La solitude » eût été laborieux, « solitude » est superbe.)

Par la forme comme sur le fond, Nuit Blanche est fait d’une nouvelle substance. Novateur, quasi révolutionnaire dans le parcours littéraire de l’auteur, ce texte dit tout mine de rien. Secrets, intériorité toute nue, rêveries et vérités : c’est BHL une fois de plus, certes, mais un BHL radicalement inconnu :  nu, vrai, se moquant du qu’en dira-t-on comme d’une guigne, songeant à sa passion pour la littérature, à ses proches, examinant son passé, explorant son imaginaire, tout en nous livrant les clefs du coffre. Aucune doxa, point d’impératif catégorique kantien : la douleur de l’individu privé de sommeil, puis après méditation (les cinq parties/rêveries de Nuit Blanche), la prise de conscience de la chance qu’il y a d’être insomniaque lorsqu’on crée. L’écrivain-philosophe célèbré – depuis 1977 avec La Barbarie à visage humain et tous les livres qui suivirent – renoue avec son intériorité comme s’il s’était perdu de vue en chemin. Ce faisant, Bernard-Henri Lévy nous incite/invite à faire de même. Le moteur de son hors-bord ? Le retour du refoulé. Soit la force têtue et ténue de sa « jeunesse folle ». Folle en apparence, car elle avait déjà tout compris. Nuit Blanche ? » Un texte qui ne vise pas à « enseigner » ou à « administrer une leçon ». « Mais une œuvre d’art qui, comme toutes les œuvres d’art, ne prouve à la lettre rien, mais figure l’infigurable, donne un nom à l’innommable, oblige surtout à croire ce qu’on se contentait de savoir. » (Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain).

Par l’œuvre d’art, surgit la vérité du « moi ». « Il me reste à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence », déclara Camus lors de son Nobel à Stockholm. Le « moi » de Lévy dans Nuit Blanche est camusien, ce qui est intéressant venant d’un spécialiste de Sartre. Nuit blanche ou l’insomnie rédemptrice, telle les haltes méditatives de Camus à Tipasa ? « Je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. » Albert Camus.

Camus disait aussi que « la bonté est le signe extérieur d’une intelligence supérieure ». Forçant le respect par son imaginaire, la qualité de son écriture et sa modestie, le Bernard-Henri Levy de Nuit Blanche déploie en lui donc en chacun d’entre ses lecteurs l’humanisme de Camus à Tipasa ; aimant et admirant, loin de se dessécher, Bernard-Henri Lévy s’accomplit. Son écriture s’enrichit, sa générosité, son courage se développent et font de l’auteur de Nuit Blanche – son quarante-huitième ouvrage – l’un des beaux visages/virages de la démocratie française. L’une de nos meilleures plumes est un barrage contre la barbarie, celle de l’ennemi, certes, mais aussi, microscopique quoique dangereuse elle aussi, celle de chacun d’entre nous lorsque face au danger, réfugiés de l’impuissance, nous baissons les bras, recroquevillés tels que nous veulent ceux qui se reconnaîtront. Le secret de cette force novatrice de BHL donnant sa puissance à chaque page de Nuit Blanche ? L’influence de l’écrivain méconnu Raymond Roussel – avec ses procédés de création (1877-1933) et, surtout, surtout, la bonté et l’esprit de la fée Mélusine, retrouvée pour toujours. « O douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs ! — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques » (Arthur Rimbaud, Les Illuminations)

Bravo !


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