Je ne crois pas exagérer en écrivant que dénigrer et conspuer Bernard-Henri Lévy est depuis longtemps un triste lieu commun. Et qu’à l’instar de la fameuse entrée du Dictionnaire des idées reçues – « Talleyrand : s’indigner contre » –, un lexicographe aussi ironique que Flaubert écrirait aujourd’hui : « BHL : se moquer de ». C’est bête, pavlovien, mécanique. Et d’autant plus sot que ceux qui ne l’apprécient ni ne l’estiment – négligeant donc de lire son cinquantième livre – se priveront d’une belle occasion de réviser leurs préjugés. Tant pis pour eux.

Les autres se régaleront de cette Nuit blanche menée tambour battant, qui mêle l’autoanalyse à l’enquête et les souvenirs aux visions. « Je m’affole. Je perds les pédales. Tout prend des proportions », avoue l’auteur. « Ma vie est une logorrhée, un bavardage ininterrompu, une prise sans fin, personne pour dire “Coupez !” », confesse-t-il encore. Son cerveau ? Un shaker en ébullition qui l’empêche de trouver le sommeil et dont les boutons « off » et « pause » sont devenus introuvables. Certes, « les vrais moments d’histoire imposent un devoir d’insomnie » et « dormir empêche d’écrire », continue de penser celui que « la fièvre et la fureur d’exister » ont conduit un jour, bravache, à se prononcer « contre le sommeil ». Parce qu’il a peur de la mort ?

Nuit tragi-comique

« Chacun raconte sa vie à sa manière, mais qui peut trouver moyen de raconter sa tête ? », se demandait Aragon. Brassant, le temps d’une nuit tragi-comique, frasques de jeunesse et souvenirs de manifs, amis morts et vivants, indignations et credo politiques, scènes de guerre et démêlés pharmaceutiques, Lévy a trouvé son lieu et sa formule avec cet autoportrait en insomniaque chronique dont on se demande, du coup, d’où provient l’inépuisable énergie. Se gardant de toute solennité comme d’emboucher les trompettes du lyrisme, celui qui se nomme ici « BH » fait un pas de côté dans l’autodérision et se livre comme jamais. Sur sa jeunesse fauchée et chaotique. Ses rêves d’antan. Son invraisemblable consommation de somnifères et son ahurissante expertise.

Émouvant lorsqu’il évoque sa mère, son père mort à l’âge qui est aujourd’hui le sien, son frère rescapé d’un suicide ou son vieil ami Philippe Sollers ; frisant l’impudeur dans la description de son corps ensommeillé (et envapé) filmé par sa femme, Arielle, dans un improbable remake warholien de Sleep, Lévy m’a divertie par son refus de tourner une pub de parfum pour Saint Laurent qui l’aurait vu « nu, une serviette-éponge autour des reins, et sauter à pieds joints, à moitié en biais, en criant “Jazz” ». Comme il m’a bien fait rire avec son portrait foudre de Duras interviewée aux Roches noires, pythie ténébreuse le congédiant d’un « Laisse-moi, tu manques d’humour, j’ai les pieds froids, je ne dors jamais et ce n’est pas là, pour toi, que ça va changer ! »

Où l’on apprend qu’il descend des litres de gingembre. Préfère la peau des femmes à celles des pommes et des pêches. Tolère les chats de loin. S’insurge contre « les valises à roulettes, les suppléments alimentaires, les gens qui mettent des plombes à choisir au restaurant, les parapluies, les leggins et les joggings quand on voyage ». Ses plus grands inspirateurs se nommant Lautréamont et Raymond Roussel, il est logique qu’il admire Annie Le Brun et dénigre (à ma grande déception) « les Grandes-Têtes-Molles du romantisme allemand ». Anecdotique ? Non, idiosyncrasique. Et donc intéressant, comme toute singularité.

« J’avais le goût de ces moments cocasses qui ne me ressemblaient pas, de cette existence de travers, de cette contrevie », regrette « BHL », qui définissait ainsi son ancienne vie onirique. Que celle-ci lui soit désormais accordée à l’état d’éveil et plume en main n’est pas le moindre paradoxe de cet opus étincelant issu d’un « sommeil détraqué » mais fécond.


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