Bernard-Henri Lévy : Je suis juif parce que j’y crois, parce que je crois à l’âme juive, parce que je crois à la mémoire juive, à la persistance en cette âme, en mon âme juive, de quelque chose qui, en ce monde, est aussi vieux que le monde. Je suis juif parce que, comme tant d’autres, je crois que l’amnésie est la grande maladie du siècle, que le refoulement – le refoulement de l’origine – est souvent à l’origine des plus grands abandons, et que nous devons, si vous voulez, réapprendre le sens et la gloire de la rumination.

Je suis juif aussi parce qu’enfant d’un siècle qui a inventé la plus formidable, la plus terrible révolution politique de l’Histoire, je veux dire la Révolution des camps, des charniers, et de l’État total – et que ces camps je m’en souviens, d’une haute et lointaine mémoire, comme d’une toujours vive blessure. Juif donc parce que, contre Sartre, je ne pense pas qu’on le devienne mais toujours qu’on naît juif, fatalité qui nous enchaîne, misère que nous chérissons, notre plus chère, notre plus intime, notre plus belle misère.

Juif encore parce qu’assimilé, je vois pourtant dans l’assimilation la forme, à nous réservée, du déni d’identité, de la démission à soi-même, de l’oubli de la demeure. Parce que l’Histoire est encore chaude qui nous parle en chiffres de sang de ces foules toutes noires qui entrèrent dans les crématoires avec, au cœur et dans la tête, la leçon des Lumières juives : « Intégrez-vous ». Parce que c’est eux, les apôtres de l’Intégration, de l’Oubli, de l’Amnésie, les Hirsch, les Breüer et tant d’autres, qui firent, au moins moralement, le lit de Treblinka. Non, plus jamais ça : car je suis convaincu qu’elle est là, dans le déni, le refus du judaïsme, la forme spécifiquement juive de la servitude volontaire. C’est cela aussi, pour un intellectuel, oublier Marx : c’est refuser le judaïsme honteux, des délices de l’indifférence, le sort d’une Simone Weil, pauvre martyr d’elle-même, tourmentée et torturée en son âme de juive de haine, héroïne à la triste figure de son insoluble conflit d’être et de ne pas être juive, de refuser ce qui la fait… Alors, c’est tout ça être juif pour moi. Une fatalité de l’âme jointe à un choix de l’esprit, qui survient un beau jour quand vous êtes enfin las de la grimace de complaisance.

Victor Malka : « Un beau jour », dites-vous. Que s’est-il passé en vous, en fait ? Quel a été le déclic ou le point de départ ?

Je pourrais vous répondre en vous donnant quelques détails d’une singulière biographie qui fait que, bien longtemps, je n’ai prononcé qu’à voix basse, peut-être même en baissant la tête, le terrible mot de « juif ». Ou encore que, pendant des années et des années, je me suis interrogé sur la phrase terrible qu’un jour un enfant chrétien m’avait lancée alors que je m’apprêtais innocemment à fêter mon Noël d’enfant juif. Bon. Ce serait compliqué, trop compliqué sans doute, et probablement sans intérêt.

Plus intéressante la découverte que j’ai faite, j’allais dire par hasard, quelques temps après avoir publié ma Barbarie à visage humain. C’est un livre, vous le savez peut-être, où il n’est pas question un seul instant du judaïsme ou de la culture juive. C’est sans doute même un livre qui se caractérise largement par un fantastique déni, un fantasmatique détour hors de l’espace juif. Un livre où je dis que je suis l’enfant naturel du fascisme et du stalinisme et où je tais l’essentiel – que je suis d’abord fils d’Israël. Alors, qu’est-ce que j’ai découvert ? Eh bien ceci : que la culture et la mémoire juive, elles y étaient tout de même, elles y étaient constamment alors que je ne les y avait point mises, mais qu’elles y étaient en creux, dans les trous et les failles du livre, comme ce qui lui manquait et que je ne pouvais y dire. Tous les écrivains savent ça, qu’il y a toujours dans un texte un certain nombre de points aveugles, opaques et flottants, des problèmes que l’on pose et qu’on ne peut résoudre, des problèmes que l’on résout et que l’on n’a pas posés, des chapitres qui manquent et qu’on n’a pas pu écrire. Mais le propre de mon texte à moi c’est que ces poches de nuit elles sont la marque dans le texte du déni que je vous disais, le prix qu’il a fallu payer pour ne rien savoir du judaïsme, des chapitres qui étaient là, presque là, et que j’aurais pu écrire si j’avais simplement lu tel texte du Rabbi de Polnoye, de Rosenzweig ou de Scholem. Un platonicien appellerait ça un phénomène de « Réminiscence ». Et effectivement, ça en dit long sur l’amnésie et la mémoire juive, sur cette mémoire sans souvenir que nous avons, nous autres juifs…

C’est curieux que vous citiez Rosenzweig ?

Pour être franc, je viens de découvrir L’Étoile de rédemption, qui m’a bouleversé. J’y ai découvert la définition d’une religion qui ne vit et ne perdure que d’être méta-historique, refus de l’Histoire et de l’État. La définition d’une Loi qui n’est pas mode de puissance, de gestion du quotidien, d’arasement du temps, mais présence de l’éternité dans le temps et dans le quotidien. La méditation sur une résistance, une résistance deux fois millénaire, à côté de laquelle les résistances dont nous parlons tant aujourd’hui sont de pâles protestations. Ça m’intéresse beaucoup cette idée d’une histoire hors de l’Histoire, d’une rébellion millénaire aux faiseurs et aux diseurs d’Histoire, d’une pureté nationale qui s’est forgée et maintenue non seulement sans État, sans langue même peut-être, mais dans le refus obstiné de la forme même de l’État et de tout ce qui lui fait cortège. C’est même un exemple parfait de ce que je vous disais tout à l’heure : quand je vous disais tout à l’heure : quand je critique dans la Barbarie la « conception politique du monde », je ne me souvenais pas, je ne pouvais me souvenir, mais je me souviens à présent que je retrouvais sans le savoir la grande leçon du peuple juif, la leçon d’une nation dont l’existence historique s’est tissée sans la moindre inscription politique dans l’Histoire.

Ça pose d’ailleurs de manière troublante la question du sionisme. Car qu’est-ce au fond que le sionisme ? C’est la convergence de cette idée nationale, de cette idée d’une nation sans État, de l’idée de la plus immémoriale nation, – et puis de l’autre côté d’une idée venue d’ailleurs, complètement étrangère au judaïsme, venue tout récemment sur la scène des idées occidentales, l’idée d’« État-Nation ». Le sionisme, autrement dit, c’est la Torah plus les Lumières, le Talmud plus Fichte et Hegel, le judaïsme moins son refus, son millénaire refus du Politique. Et, de ce point de vue, je crains fort que ce ne soit le signe d’une dégénérescence nationaliste de l’idée de nation juive. Je veux dire par là qu’une nation assurée d’elle-même, de la cohérence et du génie de son âme, n’est pas nationaliste, ne dépend pas de la forme État, se passe d’un idéal de l’État. Que si les Occitans ou les Bretons par exemple réclament aujourd’hui un État, et se drapent dans la pose du vieux nationalisme patriote, c’est très probablement que le mal est déjà fait, et largement consommé : que le peuple occitan ou breton, la nation occitane ou bretonne sont présentement menacés dans leur âme et leur être même. Eh bien, c’est la même chose pour le nationalisme juif ; c’est-à-dire pour le sionisme ; je crois qu’on ne peut pas l’expliquer sans ce fait fondamental qu’à un certain moment de son Histoire l’âme juive a commencé de se fissurer et de perdre son fondement.

Alors, bien sûr je suis sioniste, et sans réserves. Mais je sais en même temps que le sionisme est un mal nécessaire. Qu’il est lié à cette crise profonde qui a secoué le monde juif au tournant du XIXe, à cette crise d’identité, à cette schizophrénie spirituelle dont tout notre XXe siècle, n’a cessé de dérouler les effets. Le sionisme est né de ce que nous avions le diable à l’âme ; et si nos pères avaient eu le choix, je ne suis pas sûr qu’ils eussent choisi d’être sionistes. Car, je vous le répète, il y a quelque chose dans l’âme, dans la Nation juive d’éternellement rebelle au principe même de l’État.

André Glucksmann écrit que « le juif est une figure de la liberté donc une cible. » Vous souscrivez à cette formule ?

Ce qui est probablement vrai c’est que, dans une société comme la nôtre, l’antisémitisme est la matrice et l’horizon de toutes les formes de renfermement ou de racine. Qu’il n’y a pas de racisme qui ne profère à la limite un discours de type antisémite. Que celui-ci est au creux, au cœur de la plupart des formes modernes de violence. En retour, et pour un certain nombre de raisons qui tiennent aux rapports complexes du Juif et de l’Histoire, le Judaïsme est probablement une des matrices de la résistance ou de la révolte à la violence et d’abord à celle d’État.

Ce qui caractérise en effet le rapport juif à l’Histoire c’est cette idée après tout singulière que « ça n’est jamais arrivé ». C’est cette idée qu’il y a une perpétuelle et nécessaire distance, une perpétuelle et nécessaire ironie – au sens presque grec du terme – à l’égard de l’Histoire qui se fait. C’est cette idée que l’hypothèse d’une solution finale aux problèmes de l’humanité, aux drames et aux déchirements de l’Histoire, aux souffrances et aux malheurs des hommes, est impensable et dangereuse. Bien sûr, il faut distinguer. On peut trouver sûrement des textes du Talmud qui justifieraient l’idée d’une philosophie de l’Histoire. Mais lorsqu’on prend la philosophie hassidique, par exemple, qui est celle qui m’intéresse le plus, on y trouve cette idée neuve, importante, en rupture avec tout ce qui s’est dit depuis la Révolution française : l’idée d’un mysticisme sans messianisme, d’un rapport à la divinité qui ne se double pas d’un pari sur une solution finale à l’Histoire, l’idée donc de l’impossibilité, de la radicale impossibilité de la philosophie de l’Histoire. Pour un Juif, l’idée d’être sanctionné par une Histoire majuscule qui soit comme un jugement dernier perpétuel, comme un grand fleuve qui nous charrie et qui tranche les idées et les têtes – cette idée est impensable. Cette idée de meurtriers qui est née de la philosophie progressiste des Lumières et qui a continué son cours jusqu’au marxisme, je dis qu’elle est le contraire de ce que pensent par exemple les Hassidim.

Qu’est-ce qui explique que, parmi ceux que l’on appelle les « nouveaux philosophes », il y ait une importante proportion de Juifs ?

Eh bien, cela justement, car la nouvelle philosophie n’est pas une critique du marxisme. Ce n’est même pas une critique du pouvoir. Si ce n’était que cela, ce serait banal. La nouvelle philosophie c’est une critique des solutions finales sous toutes leurs formes, qu’elles s’appellent fascisme, socialisme réalisé ou révolution prolétarienne. La nouvelle philosophie, c’est une critique de ces solutions finales que nous chantent aujourd’hui les deux princes au sourire qui gouvernent cette planète. Or, je crois que l’idée que le malheur de l’humanité pourrait présentement, hic et nunc, dans l’ordre de l’Histoire ou, en tout cas, de cette Histoire, s’abolir, est étrangère à la conscience juive.

De plus, la nouvelle philosophie est une philosophie de la résistance aux formes du pouvoir, à la logique historique, une philosophie qui dit : nous en avons assez de cette histoire providentielle qui serait notre sanction à tous… Or, je crois que, là encore, cette adhésion névrotique à l’Histoire est étrangère à la conscience juive ; que le peuple juif est par définition le peuple de l’anti-Histoire de même qu’il est le peuple de l’anti-Nature.

Comment définiriez-vous le type de rapports que vous avez avec Israël ?

Quand j’étais lycéen ou étudiant, j’ai été frappé par deux choses. Lors même que j’étudiais Racine ou la philosophie contemporaine ou Pascal ou Corneille, je me rendais compte que tout cela était baigné de manière presque obscène, de manière insupportable, dans la culture chrétienne et que le christianisme est, dans un pays comme la France, l’air même que nous respirons tous les jours. Alors, Israël c’est pour moi le seul endroit au monde où l’on respire un air juif. Le seul endroit où quelle que soit l’importance de la laïcisation, la place des rituels, le rôle des liturgies dans la vie quotidienne, on respire tout de même, dans les moindres gestes de cette vie quotidienne, dans les moindres salles de cours d’une école et dans les moindres amphithéâtres d’une université, un air juif. C’est déjà important.

Israël c’est encore une seconde chose pour moi. C’est un recours ou une maison. C’est un lieu d’asile perpétuellement différé mais l’idée d’un asile différé est une illusion qui fait vivre. J’ai toujours eu un rêve et une nostalgie. Les Français, vous savez, ont toujours quelque part, en Bourgogne, en Picardie, en Normandie, que sais-je encore, quelque chose que, simplement, sans avoir l’air de rien, sans même toujours savoir le prix que cela a, ils appellent une maison, Ma Maison. Eh bien je crois que, pour un juif, pour un juif en tout cas comme moi qui a laissé loin sa maison, son origine et ses racines, Israël c’en est le substitut, c’est la maison absente. Celle où un jour peut-être il faudra trouver asile.

Car il y a encore autre chose, autre chose qui nous habite souvent, c’est l’idée que l’antisémitisme est toujours là, tout près de réapparaître, que la bête immonde n’est pas morte… Je lisais l’autre jour dans Le Monde un article du philosophe Gilles Deleuze sur Israël. Cet article était un article an-ti-sé-mite. De même que l’article que le même Deleuze avait écrit à propos d’un film de Daniel Schmidt. Deleuze disait en gros qu’il y a aujourd’hui en Israël la matrice, le modèle du terrorisme international. Quand je lis de telles inepties venant d’un philosophe comme Deleuze, je ne peux pas m’empêcher de penser et de dire que les germes, les éléments fondateurs de l’antisémitisme sont toujours vivants. Face à quoi, l’existence d’un État d’Israël fort, jouant effectivement au jeu du plus fort, c’est-à-dire au jeu de l’État, est quelque chose de capital pour un Juif, même si le Juif en question – c’est-à-dire moi – mourra selon toute vraisemblance ici, en France.

Il y a une chose qui me paraît tout de même troublante dans les débats actuels : l’État d’Israël est le seul État au monde pour lequel, à partir du caractère plus ou moins droitier, plus ou moins gauchard, plus ou moins répressif, plus ou moins libéral de son administration, on en infère à la disparition de l’État d’Israël comme tel. C’est le seul exemple de l’Histoire. Quand sévissait le régime fasciste de Franco, on n’a jamais dit qu’il fallait faire disparaître l’État espagnol. C’est vrai que la grande particularité de l’État d’Israël aujourd’hui – et c’est là qu’on voit l’antisémitisme poindre le bout de l’oreille derrière l’antisionisme – c’est que c’est le seul État pour lequel on infère de la qualité de son gouvernement à la nécessité de l’existence ou de la non-existence de son peuple. C’est la raison pour laquelle je ne veux pas entrer personnellement dans le jeu de savoir si Begin vaut mieux que Golda et ainsi de suite. Je crois que ce type de débats est pipé.

Les intellectuels français font comme si le sionisme était une idéologie parasitaire et que l’on pouvait à la limite l’éliminer d’Israël sans porter atteinte à l’intégrité de l’État et du pays. L’État d’Israël est le seul État au monde dont on critique ce qui fait le ciment même de son idée nationale. Je dis donc que ce qui pointe là chez les intellectuels français – et dans la presse – c’est toujours la vieille saloperie… Et cela revient par exemple dans le thème de l’État laïc. Pourquoi voudrait-on qu’Israël soit un État laïc ? Ce sont des arguments et des thèmes qui aboutissent à annuler, à assassiner symboliquement non telle ou telle forme d’idéologie superflue et contingente d’Israël mais sa propre identité nationale.

Le courant intégrationniste du XIXe et du début du XXe siècle portait une lourde responsabilité dans l’adhésion du peuple allemand au nazisme. Je crains que, de la même manière, les Juifs de la Diaspora soient en train aujourd’hui de creuser la tombe d’Israël. Je dis que ce qui est probablement nécessaire c’est, dans la Diaspora, un réveil, un re-travail (et je parle notamment des intellectuels) sur cette question de l’identité juive. Une des tâches qui devraient être les nôtres c’est effectivement, en Israël et dans la Diaspora, un retour aux sources mêmes de notre mémoire. Je dis que si les Juifs faisaient cela, si les Juifs ne démissionnaient pas et n’abandonnaient pas, quelque chose serait change. Ce qui est grave, c’est que nous sommes en train de démissionner comme ont démissionné nos arrière-grands-parents.

Il semble y avoir, chez vous, à la fois une certaine soif de mysticisme et un certain pessimisme ?

Je n’ai pas la chance d’être mystique. Il ne m’a pas été donné d’être croyant. Je suis pessimiste philosophiquement. J’ai écrit tout un livre pour dire que le souverain bien n’est pas dans l’ordre de l’Histoire ou dans l’ordre du politique. Dans cette Histoire, l’idée d’un salut collectif ou individuel est une idée intenable.

Je suis pessimiste aussi parce que je crois que chaque fois que le peuple d’Israël s’est rapproché de son enracinement, chaque fois que le rêve messianique juif s’est incarné, chaque fois il a frôlé l’abîme. Je suis pessimiste donc quant à l’avenir de l’État d’Israël : je suis avec une attention terrifiée ce qui se passe aux Etats-Unis. L’initiative de Sadate a été un des coups les plus durs portés à l’État d’Israël depuis sa création… Je sens le vent de démission qui souffle et je vois s’opérer un retournement des opinions publiques à l’égard d’Israël.

Vous êtes né avec l’État juif. Quelles réflexions vous inspire le bilan de ces trente années d’existence d’Israël ?

Ce bilan est tout simple et il faut avoir l’aveuglement de tous les antisémites modernes pour ne pas le voir. Ce bilan a été celui de n’importe quel État au monde. Un État qui a construit son identité, qui en a opprimé certains, qui a fait la guerre à d’autres, qui a réglé des problèmes d’intendance et des problèmes de supplément d’âmes, bref qui a fait le métier d’un État… Là où commence le scandale c’est quand on dit que ce qui est tolérable ailleurs ne l’est pas ici, que ce qu’on pardonne ici n’est pas pardonnable là. Par conséquent, une fois de plus, vieille démarche antisémite, il y a deux poids et deux mesures pour juger de deux types d’États.


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