Film superbe, imprécateur et pathétique. Mais surtout : un film simple. Simple à l’encontre de la réputation « inextricable » paresseusement accolée au conflit bosniaque, simple comme l’histoire de l’Europe, pourvu qu’on veuille la lire et point s’y cacher. D’emblée nous y entrons, avec les références de l’image et du commentaire à la guerre d’Espagne, à Auschwitz. Bosna ! est un film d’alerte, un film engagé dans la mémoire de l’Europe, très précisément un devoir d’intellectuel. De quel droit, dira-t-on, un intellectuel entre-t-il dans le champ du politique, là où tous les diplomates et Casques bleus du monde ont déjà le plus grand mal à maintenir un semblant de trêve humanitaire, fût-ce au prix d’un chantage à la paix ?

Du droit que la fonction intellectuelle s’est justement arrogé, non sans erreurs ni tâtonnements, de donner ses repères à une histoire jamais finie, pour que celle-ci prenne un sens, avant de le ratifier. Qui dira que, sur l’affaire bosniaque, le jugement de l’histoire soit prématuré ?

L’intellectuel travaille avec ce qu’il a. Des images : celles de Bernard-Henri Lévy, inédites, montrent des horreurs aussi insoutenables pour la télévison que pour le confort intellectuel européen, mais aussi la résistance déterminée de tout un peuple : « Là où les Allemands ont échoué, les Serbes ne passeront pas ! » Et des mots : la voix émue de l’auteur, soutenant cet apparent chaos, prend la force d’une diction. Elle dit de quoi il retourne, de telle sorte qu’on ne puisse plus dire, comme après Auschwitz : « Nous ne savions pas. » L’intellectuel sert à nommer les choses. Ce qui se passe en Bosnie s’appelle tout simplement : le fascisme.

La preuve par les signes

Si jamais une telle définition fut nécessaire dans une situation de vraie guerre ou de fausse paix, c’est bien au cas de la Bosnie qu’elle doit et qu’elle devait, dès l’origine, être appliquée. Faute de la dénonciation de ce fascisme, il n’y a, en effet, rien à comprendre à ce conflit « balkanique ». Des ethnies à renvoyer dos à dos, des atrocités exercées de part et d’autre, de la ruse à revendre dans chaque camp. Mais qui a jamais prétendu que tous les Bosniaques étaient des anges et tous les Serbes des fascistes ? Pas Bernard-Henri Lévy plus qu’un autre, dont le film est cependant manichéen par nécessité ontologique et pédagogique, parce que, du sang versé par les uns au sang versé par les autres, il y a la différence d’une cause finale : précisément le fascisme.

De cette guerre, on dirait mieux de cette entreprise fasciste, les signes pleuvent et font la matière du film. D’abord, le signe originel : celui de la profession de foi de l’agresseur, établissant ce que tout le monde a voulu cacher, à savoir qu’il y avait un agresseur et un agressé. Il se produisit avant le déclenchement des opérations, c’est le Mein Kampf du patron de la Serbie, Slobodan Milosevic, affirmant son panserbisme sur fond d’une antique défaite, au Champ des Merles, dans le paysage blafard du Kosovo : alors on dit que c’était le Kosovo, déjà réduit en esclavage, qui était visé. Fatal détournement de perspective !

Puis les signes ordinaires, soulèvement du problème des minorités, rouleau compresseur du nettoyage ethnique, acharnement ciblé sur les monuments et les symboles de la culture bosniaque à laquelle les Serbes, pourtant, participaient : incendie des bibliothèques, bombardement des écoles, tir aux pigeons (« des fourmis », disent-ils dans leurs lunettes) sur les hommes qui s’accrochent à leur ville, Sarajevo.

Enfin les signes négatifs, si on peut dire, de l’agression fasciste, ceux de la réaction des démocraties occidentales devant le phénomène, cherchant à conclure que « l’événement n’en est pas un ». N’existe pas, parce que les « tribus balkaniques » sont fatalement condamnées à s’entretuer, et qu’elles aiment ça, qu’il n’y en a pas une pour racheter l’autre, que les victimes ne sont pas plus raisonnables, en refusant de signer la paix pour notre temps qu’on leur propose, que n’étaient les Tchèques de M. Benès à Munich en 1938, et que d’ailleurs la Bosnie n’existe pas. Tels sont les alibis de la « neutralité », du simulacre de l’intervention et, pour tout dire, du traitement relativiste de l’affaire.

Il y a une scène lourde d’un terrible sens, dans le film de Bernard-Henri Lévy, celle de deux entretiens avec les présidents Izetbegovic et Mitterrand, relatant leur propre rencontre. Lévy présente le président bosniaque « habité par la Bosnie comme de Gaulle par la France ». C’est vrai, mais il l’est devenu. Le personnage de ce Slave musulman, héraut d’un État humaniste et laïc, ressemble davantage à celui de Léon Blum. C’est la guerre qui lui est tombée du ciel sur la tête. Or à Mitterrand, dont il sollicitait l’intervention, il se souvient très bien avoir parlé de l’existence des camps organisés par les Serbes. Le président français s’en souvient-il ? La réponse tombe comme une amnésie : « Non ».

Faut-il accabler Mitterrand ? Le film est impitoyable. Avant de crier à l’injustice, on remarquera que, si la mémoire du président flanche sur ce signe irrécusable du fascisme ordinaire, c’est qu’elle n’était sans doute pas préparée à l’intégrer. Mitterrand n’a pas vu. Hanté par la situation de l’Europe de 1913, il en a oublié celle de la Seconde Guerre mondiale, sauf à en retenir le mythe du repoussoir croate, alibi de son philoserbisme. Convaincu de la bienfaisance du centralisme totalitaire de Belgrade qui imposait la paix aux tribus yougoslaves, il n’a pas compris que les Républiques n’en voulaient plus, et que c’était dans un cadre éclaté qu’il fallait se préoccuper de la question des minorités. Surtout il n’a pas identifié le caractère fasciste du national-communisme serbe. Donc, il ne l’a pas désigné à la face de l’opinion.

Haine hallucinatoire

Voilà l’erreur initiale, le contresens profond d’où le reste découle : une erreur de diagnostic. La voix de la France, en dépit de l’envoi exemplaire de son contingent de Casques bleus, en dépit de son activisme diplomatique et du voyage du président à Sarajevo, s’en est trouvée brouillée. Le président français n’a pourtant rien d’un philosophe cynique. Il n’en reste pas moins, par sa qualité même, la figure emblématique de la conduite de démission intellectuelle de l’Europe dans le conflit bosniaque.

Le film s’achève sur l’ultimatum, assorti de la frappe de l’Otan, qui provoqua le desserrement du siège de Sarajevo. Dernière preuve d’un traitement possible du fascisme. Ce fascisme-là, hériter du rouge et du brun, est-il si singulier ? Les images en noir et blanc de l’Europe d’avant-guerre que nous propose Lévy montrent que le fascisme d’après le fascisme n’a rien inventé. On dira : mais il n’est pas raciste puisque tous les Bosniaques sont des Slaves et qu’un général serbe commande en second l’armée bosniaque. Alors, à quoi le rattacher ?

Pour tenter de cerner cette étrange pulsion historique, on songera à l’analogie de l’antisémitisme qui, lui non plus n’est pas, étymologiquement, un racisme, mais exalte la haine hallucinatoire de la petite différence entre les hommes, de la différence invisible, comme une assignation d’identité. Ainsi tel Slave serbe disant du Slave musulman, que rien ne distingue de lui : « Ils sont partout ! »

Telle est peut-être la réponse au mystère. Bernard-Henri Lévy ne la suggère pas, il se borne au traitement des signes, ce qu’il appelle « la scène primitive » d’un nouveau désastre de la conscience européenne. Tel est bien le sujet. L’intellectuel n’a pas cherché sa guerre d’Espagne, c’est la guerre de Bosnie qui l’a trouvé.


Autres contenus sur ces thèmes