Effroi, ce dimanche, en Ukraine. Une frappe de missiles sur le centre-ville bondé de Soumy, dans le nord-est du pays, près de la frontière russe, a fait au moins 34 morts et une centaine de blessés. Cette attaque est la plus meurtrière sur une zone civile depuis des mois. Elle intervient deux jours après la visite d’un haut responsable américain en Russie. Donald Trump tente d’arrêter le conflit avec des consultations diplomatiques, sans succès pour l’heure. Le philosophe et écrivain Bernard-Henri Lévy, récemment revenu de Soumy, livre au Parisien/Aujourd’hui en France son ressenti sur ce qu’il a vu et constaté sur place, ainsi que sur la portée et les conséquences de ce qu’il considère être un « crime de guerre » commis par « un État terroriste ».
Vous étiez à Soumy il y a quelques jours. Quelle est votre réaction au bombardement meurtrier sur la ville hier matin ?
Sidération. Colère. Chagrin. Nous étions là, avec le photographe Marc Roussel, à l’arrêt du tram près duquel est tombé l’un des missiles. Il n’y avait que des civils. Des enfants. Des mamans allant faire leur marché. Des familles se rendant à l’église. Zéro objectif militaire. Juste la volonté de terroriser une ville et d’en faire fuir les habitants. Comme l’a dit le président Zelensky : « Seul un salaud peut faire ça. »
Pourquoi cette région est-elle visée ?
Parce que c’est de là que sont partis les bataillons ukrainiens quand ils ont lancé, en août dernier, leur offensive surprise, en plein territoire russe, sur la région de Koursk. C’est donc de la vengeance. La volonté de punir le crime de lèse-majesté poutinienne commis par les Ukrainiens à Koursk. On ne mesure pas assez, ici, à quel point ce haut fait d’armes du général en chef Syrsky fut vécu, au Kremlin, comme une humiliation
Quel est le moral des combattants et des civils sur place ?
« Notre moral est excellent », me confiait le général Syrsky, que j’ai interviewé la semaine dernière sur le front du Donbass. Et, ma foi, c’est vrai ! La ville de Soumy est vivante. On tente d’y vivre normalement. Il y a des quartiers déserts. bien sûr. Mais il y en a d’autres où les gens vivent le fait d’aller au café, de se balader dans un parc ou, comme hier matin, d’aller à l’office religieux, comme un acte de résistance. Rien à voir, par exemple, avec Pokrovsk où j’étais peu auparavant et qui est, elle, complètement vide. Du côté des combattants, même chose. Un moral d’acier. Des fossés antichars tout au long de la ligne de front, et même en deuxième ligne. Et puis ce gigantesque filet anti-drones qui couvre une route entière en direction de la frontière – et que nous avons filmé.
Durant votre présence sur place, vous êtes-vous senti en zone de guerre ?
Bien entendu. La guerre est partout. Dans la seule journée du 6 avril, qui est l’une des journées où nous étions là, 95 drones ont été tirés. C’est énorme. Mais, encore une fois, la ville résiste. Nous avons filmé un jeune homme jouant de la guitare en pleine rue. Une mère faisant prendre l’air à son bébé. L’université. La normalité comme art de résister. L’armée ukrainienne, de son côté, manque de canons et d’avions. Mais elle a les moyens d’abattre les drones. À l’exception, peut-être, des drones filaires (connectés à une source d’alimentation au sol).
Des missiles balistiques en centre-ville, est-ce une entorse aux codes de la guerre ?
Bien sûr. Plus qu’une entorse, un crime. Les Russes n’ont pas de code d’honneur. Et encore moins de code de la guerre. Je dis, depuis trois ans, que la Russie est un État terroriste et devrait être traitée comme telle par le reste du monde. Vous en avez une nouvelle preuve. Et nous devrions en tirer toutes les conséquences : face à ce Guernica ukrainien, ce crime contre l’humanité, toutes les discussions, conversations, négociations, devraient être stoppées net. En tout cas jusqu’à ce qu’engagement soit pris de ne plus viser les cibles civiles.
Quelles concessions les Ukrainiens sont-ils prêts à accepter pour faire la paix ?
C’est d’abord à eux de le dire ! Une chose, néanmoins, est sûre. Tous ceux, civils et militaires, que j’ai interrogés m’ont répondu ceci : « Avant de nous demander de faire des concessions, il faudrait demander à Poutine de libérer les 20 000 enfants déportés et de rendre les cinq territoires pris par la force. » Les Ukrainiens ont du mal à comprendre qu’on persiste, dans les chancelleries, à renvoyer dos à dos les agressés qu’ils sont et les agresseurs qui les massacrent depuis trois ans et plus. Ils ont du mal à comprendre la prudence de l’Europe et le revirement stratégique de l’Amérique.
Ces frappes interviennent alors que l’émissaire spécial de Donald Trump a rencontré Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg vendredi. Comprenez-vous la stratégie des Russes ?
Trump leur a fait tant de concessions avant même l’envoi d’un émissaire et, donc, avant l’ouverture de la moindre négociation, que Poutine se croit tout permis. Deux hypothèses à partir de là, chez mes interlocuteurs des derniers jours. Ou bien Poutine pense, vraiment, avoir le feu vert de la Maison-Blanche. Ou bien il prend plaisir à humilier Trump et, à travers lui, le peuple américain
S’agit-il d’une tactique de court terme, pour négocier en position de force ?
C’est possible. Mais ce serait un bien mauvais calcul. Il y a toujours un moment dans les guerres où l’agresseur pousse exagérément son avantage et commet le crime de trop. C’est peut-être le cas. Le massacre de Soumy sera peut-être, même pour Trump, le massacre de trop. Je l’ai vécu cela à Sarajevo avec le massacre du marché de Markale puis la chute de Srebrenica. L’Occident, François Mitterrand en tête, avait avalé toutes les couleuvres. Mais, soudain, ce fut comme un haut-le-coeur planétaire.
L’émissaire spécial des États-Unis, Keith Kellogg, a laissé entendre que l’Ukraine pourrait être gérée comme « Berlin après la Seconde Guerre mondiale », avec des zones d’influences occidentale, ukrainienne et russe. Croyez-vous à cette option ?
C’est une ignominie. Ou, à la rigueur, une mauvaise plaisanterie. Comment peut-on oser comparer l’Allemagne nazie vaincue avec l’Ukraine résistante et churchillienne de Zelensky ? C’est reprendre les arguments les plus misérables de la propagande du Kremlin. Je ne peux pas croire que les États-Unis de Wilson, Roosevelt et Ronald Reagan en soient là.
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