Voici un film de propagande. Pour la liberté du peuple bosniaque. Contre la tyrannie grand-serbe. C’est clair, net, fervent, redoutablement efficace. Les pantouflards parisiens et les ricaneurs de métier en seront pour leurs frais : Bernard-Henri Lévy sert une grande cause avec un film juste.

Il y a peu, on doutait des qualités du dramaturge ; aujourd’hui, on ne saurait être insensible au ton dramatique qu’il prend non seulement pour illustrer la résistance de Sarajevo à l’ordre barbare, à la soldatesque néo nazie, mais aussi pour affirmer qu’avec l’éradication de la Bosnie-Herzégovine, c’est l’Europe même qui disparaîtrait.

Les sceptiques, les attentistes, les blasés, les verbeux trouveront le moyen de grommeler que ce discours n’est pas neuf. Que les intellectuels ont déjà tout dit sur la volonté totalitaire de Milosevic. Que la verve alarmiste ne passe plus. Que si, d’ailleurs, le massacre de Gorazde a été suspendu, il n’a pas été empêché Que, tel un vers, la couardise de l’Occident est entrée dans les mœurs. Et qu’en matière de polémologie, il faut savoir nuancer.

Seulement voilà : à cette démission généralisée, au doute politique, à l’à-quoi-bonisme mondain, à la rhétorique savante mais aussi aux mensonges (par omission coupes ou montage consensuel) de nos informations télévisées, Bernard-Henri Lévy répond par une salve d’images, certaines insoutenables, toutes nécessaires. D’une voix sobre et grave (et sans se montrer à la caméra !), il explique ce qu’est la purification ethnique à tous ceux qui osent encore se réfugier derrière le classique « nous ne comprenons rien à cette guerre ». Bref, il démontre en montrant. Quoi ? Le commandant des forces serbes de Bosnie, Mladic, guidant, d’une voix gourmande et ludique, les snipers sur leurs cibles humaines. Les tirs de l’artillerie serbe sur la superbe Dubrovnik, un jour de plein soleil La destruction minutieuse, pierre après pierre, du pont de Mostar par les Croates Les ruines du village « purifié » de Brda. Les camps de concentration. L’hôpital psychiatrique ou errent, tels des lémures, ceux que la guerre a rendus fous. L’obus qui transforme le marché de Sarajevo en une immense boucherie. Et même l’attitude ambiguë des Casques bleus, tantôt observateurs impuissants, tantôt complices aveugles du massacre. Sans parler de François Mitterrand, héros en juin 1992 quand il se rend à Sarajevo, soudain frappe d’amnésie quand il retrouve son confort élyséen.

Mais Lévy montre aussi ce à quoi personne, dans les chancelleries, à l’Onu ou à l’Otan, n’avait cru : la métamorphose, sous nos yeux, des victimes abandonnées en résistants aguerris. Nous marchons dans les tranchées enneigées sur la colline de Grondj, au nord de Sarajevo ou, à cinquante mètres des lignes ennemies, sous la férule du général bosniaque d’origine serbe (eh oui !) Divjak, les combattants tiennent tête depuis deux ans à la puissante ex-armée yougoslave. Le courage d’Izetbegovic au cœur de sa ville martyre, autrefois capitale cosmopolite et culturelle. Le sursaut d’un peuple que, avec les Serbes et les Croates, l’Occident avait supprimé, par commodité et fatalisme géopolitique, de son plan de partition. Voici en effet qu’avec des obus et des blindés de récupération, avec des douilles vides remplies de poudre, avec des bouts de tenaille réutilisés, les voyous deviennent des soldats, voici que la troupe défensive de va-nu pieds a soudain la force d’une armée offensive : elle bat les Serbes à Olovo, les Croates à Vares et nargue, au bout du fusil, la lâcheté internationale. Voici, pour BHL, les nouveaux combattants du Vercors !

Tourné en 1993 et 1994, utilisant abondamment les archives bosniaques, ce film est le fruit de l’amitié née entre Bernard-Henri Lévy et Alija Izetbegovic, le président de Bosnie-Herzégovine. Que le premier ait parfois, pour le second, les yeux de Malraux pour de Gaulle ne fera sourire que les imbéciles. Car c’est grâce à l’écrivain français qu’Izetbegovic a pu faire entendre sa voix dans les capitales européennes et rencontrer, fut-ce en vain, nos hommes politiques, ces experts en perplexité.

Et c’est grâce à Bosna ! qui n’est pas un film documentaire mais de l’Histoire au présent, pas un témoignage mais un manifeste, qu’Izetbegovic, débarque aujourd’hui sur la Croisette et trouble la grande fête de l’imaginaire. Entre Grosse Fatigue, Une pure formalité et Le Joueur de violon, Bernard Henri Lévy a le mauvais goût de mettre du sang sur les smokings. Un sang qui ne part pas au lavage des consciences.


Bosna !, film réalisé par Bernard-Henri Lévy et Alain Ferrari, texte de Bernard-Henri Lévy, et Gilles Hertzog.

Sélection « Un certain regard », sortie en salles le 18 mai 1994.


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