Bosna !, le film que Bernard-Henri Lévy présente cette semaine au Festival de Cannes, est un grand pamphlet politique. C’est une œuvre forte, très forte, efficace, bien conduite, avec un authentique souffle épique. C’est sans doute le réquisitoire le plus implacable contre ce que l’on pourrait appeler la politique de non-intervention européenne dans la tragédie bosniaque. On est constamment saisi au collet, pressé de rejoindre le narrateur, entraîné par sa pugnace ferveur et même son lyrisme débridé. Je crois que c’est la plus belle réussite de Bernard-Henri Lévy.

J’ai dit que c’était un grand pamphlet politique. J’y ai vu, pour ma part, bien autre chose. J’ai cru assister à un grand dialogue entre Lévy et Malraux sur l’identité des combats et des enjeux entre la guerre d’Espagne de 1936 et le calvaire, aujourd’hui, de Sarajevo. L’ambition, chez BHL, ne m’a jamais gêné : on ne fait rien sans elle. Cette ambition est ici d’autant plus justifiée qu’elle aboutit à un hommage éclatant et appuyé à l’auteur de L’Espoir. L’année où l’on aura publié un chef-d’œuvre inédit et inachevé d’Albert Camus (Le Premier Homme, Gallimard) restera aussi comme celle où Malraux aura été magnifiquement honoré.

J’aime ce parcours de Bernard-Henri Lévy, Je l’attendais et je le lui souhaitais. Loin de sous-estimer ses premières œuvres sur La Barbarie à visage humain et sur L’Idéologie française, accueillant néanmoins toutes les féroces critiques qui dénonçaient sa hâte d’écrire, sa fièvre de démontrer et les libertés qu’il prenait avec l’Histoire, je souffrais que les chemins qu’il défrichait fussent jalonnés des obstacles que lui-même dressait avec désinvolture et qui empêchaient les hommes d’étude et de silence de le suivre.

Mais d’un être si volontariste, si habile à sculpter son image, si planificateur de son capital, si artisan de son être social, j’attendais de savoir quel serait en définitive le point d’arrimage. Je découvris un jour qu’il l’avait trouvé. C’était évidemment Malraux. Sa plongée dans l’aventure des intellectuels lui a fait découvrir que Sartre avait tout fait et qu’Aron avait tout dit. Après l’idéologie et sa dénonciation, il ne restait plus qu’une attitude. Camus aurait pu le tenter : c’est ce qu’il me disait parfois pour me séduire. Mais la posture de Sisyphe n’a rien de prophétique, et la sombre éthique du bonheur absurde n’a rien de médiatique.

Le choix de Malraux comme modèle s’imposait dans une stratégie aussi délibérée. Ce n’est pas moi qui trouverai ce choix indifférent. J’observerai simplement que, pour certains, les temps n’ont guère changé et que pour ma génération déjà Malraux était un phare. Je n’ai rien contre la recherche d’un modèle. Autour de Victor Hugo, on disait comme lui : « Être Chateaubriand ou rien. » Que des hommes jeunes se disent « être Malraux ou rien » me paraît gratifiant. Mais où se trouvait donc cette essence malrucienne qui pouvait lui servir de tremplin pour l’atteindre ? Là aussi l’évidence s’imposait : c’était la guerre d’Espagne. A force de la rechercher, Bernard-Henri Lévy a fini par la trouver en Bosnie. Il a découvert Teruel à Sarajevo. Avec Bosna ! il veut rappeler L’Espoir.

Pourtant, pourtant, je ne puis dissimuler un désaccord politique. Ou plutôt historique. Je suis, dois-je encore le souligner, viscéralement du côté de la résistance bosniaque. Cela devrait suffire à nous unir et à faire l’économie de toutes les réserves. Mais voilà. Il nous arrive quelque chose de bien singulier, et dont j’ai trouvé l’explication dans le Journal de Gide. Il s’agit, on va le voir, d’un niveau moins tragique et cependant bien édifiant.

Un jour Gide, dans les années 30, se rend dans un cinéma où l’on projette quelques films de Charlot. Il croyait passer une demi-heure. Il passera tour l’après-midi. Il découvre en Charlie Chaplin un créateur considérable, qu’il décrète aussitôt l’égal des plus grands. Il rentre chez lui et, au moment de décrire son exaltation, il reçoit un ami à qui il la confie de vive voix. L’ami, décontenancé devant l’ignorance de Gide, déclare avec solennité : « Mais, mon cher, Charlie Chaplin, c’est Molière ! » Gide est aussitôt désarmé, dépassé, embarrassé par cette outrance. Et le voilà qui commence à discutailler, à marchander, à barguigner pour qu’on garde une mesure en toute chose et pour qu’on se refuse les excès d’autant plus frivoles qu’ils sont péremptoires. L’ami s’en va. Gide reste seul. Et soudain il s’aperçoit qu’on lui a fait perdre tout enthousiasme, et qu’il est passé insensiblement de l’admiration pour Charlot à des réserves, des critiques, des réticences. Cet homme, dit Gide en parlant de son ami, m’a privé de toute la fraîcheur d’une découverte pour moi si importante.

Je suis un peu dans cette attitude devant la description partiale, évangélique et péremptoire de la sainteté de la résistance bosniaque. Je n’ai pas besoin qu’on tente de me persuader que le sort du monde entier ne se joue ni en Algérie, ni au Rwanda, ni au Proche-Orient, ni en Afrique du Sud mais nulle part ailleurs qu’en Bosnie pour être du côté des Bosniaques. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne que mon salut est dans leur combat, surtout si je ne combats pas tout le temps à leurs côtes. Je ne vois pas l’utilité de gommer le fait que la dislocation d’une fédération impériale ne peut pas être mise sur le même plan qu’une invasion pure et simple. Je ne vois pas ce qu’on aurait perdu à me rappeler qu’au départ une certaine revendication serbe n’était pas injustifiée et que le sort des minorités à l’intérieur de la Bosnie posait un problème. Je ne comprends pas pourquoi on me cache qu’en réponse aux atrocités initiales des agresseurs serbes les résistants croates et musulmans n’ont pas été des saints. Et me voilà soudain, comme Gide, en train de grignoter, de marchander mon enthousiasme. Je trouve injuste enfin que le réquisitoire contenu dans ce pamphlet de grande inspiration transforme les responsables français en accusés uniques qui ont du sang sur les mains. Je ne crois pas que la France, et surtout la France seule, puisse être accusée de complicité avec les criminels de guerre.

Étaient-ce les obligations du genre ? A Teruel, Malraux lui-même n’a pas accusé Blum, si tant est que Teruel soit Sarajevo, ce que je ne pense pas. Mais Gide s’est repris ensuite. Il a admiré à nouveau, et de tout son cœur, Charlie Chaplin. Pour moi, les outrances pamphlétaires au service des résistants bosniaques ne freinent en rien ma solidarité profonde avec eux. Surtout, je me dis que je préfère mille fois Bernard-Henri Lévy lorsqu’il va trop loin dans la défense d’une bonne cause que lorsqu’il vagabonde dans des combats narcissiques. Autrement dit, et d’une certaine façon, dans cette tragédie bosniaque, BHL a décidément trouvé son salut.

Camus, depuis toujours…

Le jury du prix Albert Camus vient de faire de moi son lauréat. Décidément, tout ce qui m’est jamais venu de cet immense écrivain m’aura été bénéfique. Il m’a aidé à faire une revue, Caliban, dans laquelle il a publié ses premières grandes polémiques, avec d’Astier et d’autres. Grâce à cette revue, j’ai connu tous ses amis, et d’abord Louis Guilloux.

Il a corrigé, publié et défendu mon roman L’Erreur, dont il a écrit dans Combat : « Il est peu de premiers livres dont je me sois senti aussi proche… »

Il m’a secouru lorsque j’étais sans emploi. D’abord, en me faisant entrer au cours Descartes à Oran, chez notre ami André Bénichou, où il avait été lui-même professeur. Ensuite, en demandant à son ami Jean Bloch-Michel de me faire rejoindre l’équipe de Bérard-Quelin, à la Société générale de Presse.

Deux fois par semaine, il a partagé mon bureau à L’Express, où je l’avais persuadé de venir me rejoindre, alors qu’il hésitait à accepter l’offre de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il affectait de me soumettre ses articles et acceptait mes suggestions.

C’est grâce à lui que j’ai fait mon premier voyage aux Etats-Unis, au séminaire d’Henry Kissinger à Harvard. Il fallait une référence célèbre. Son nom m’a ouvert toutes les portes.

Il y a eu ensuite une grave mésentente entre nous, sur la guerre d’Algérie. J’en ai souffert. Il l’a su. Après son prix Nobel, m’apercevant dans un restaurant, il a traversé toute la salle pour me donner l’accolade et me dire qu’il me gardait toute son affection et toute son estime.

Comme j’évoque ici l’Algérie, et comme elle ne se rappelle que trop à notre obsession, je voudrais citer une phrase de Camus qui m’est chère, et dont mon ami Jean Pélégri vient de rappeler qu’elle lui a servi « jusqu’au bout de modèle et de mesure » : « En ce qui me concerne, j’ai aimé avec passion cette terre, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’il soit. » Je dédie cette phrase à ceux qui, en ce moment, en assassinant des Français à Alger, créent un nouvel apartheid et une purification ethnique.

De son vivant, Camus m’a constamment aidé, soutenu, protégé. De voir, tant d’années après sa mort, mon nom associé au sien est pour moi sans prix.


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