Le film de Bernard-Henri Lévy répond opportunément à l’attente de tous les hommes et femmes de bonne volonté bouleversés par la guerre d’agression, la purification ethnique et le génocide qui se déroulent en Bosnie-Herzégovine depuis plus de deux ans. Le siège implacable d’une ville qui, comme nous le rappelle Dzevad Karahasan, évoque dans son horreur celui imposé par Simon de Montfort aux hérétiques cathares s’est réalisé devant nos yeux sans que les gouvernements démocratiques occidentaux soient intervenus pour l’empêcher, si ce n’est de manière mesquine, et tardivement. Une opinion publique anesthésiée par des moyens d’information qui, au lieu de parler d’agresseurs et d’agressés, de bourreaux et de victimes, font référence aux « factions en lutte », « haines ancestrales » et « guêpier balkanique » afin de la confondre et de la paralyser, a permis ce crime impardonnable. Comme l’observe justement Bernard-Henri Lévy, après Auschwitz on disait : « Nous ne savions pas. » Cinquante ans plus tard, devant Sarajevo, on dit : « Nous ne comprenons pas. » Eh bien, nous avons voulu comprendre.
Le film montre, en effet, minutieusement, l’enchaînement des faits, les causes et les circonstances qui ont conduit à la plus grande tragédie européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ascension de Milosevic au pouvoir à Belgrade, l’abolition du statut d’autonomie du Kosovo et l’imposition à la majorité albanaise d’un régime d’apartheid et de terreur auraient dû mobiliser les forces démocratiques européennes contre l’ultranationalisme et le fondamentalisme religieux des paladins de la Grande Serbie. Une intervention communautaire en 1989 en faveur des Albanais et des démocrates de Belgrade aurait pu empêcher la catastrophe et le démembrement de la Fédération yougoslave. L’Europe a préféré se taire et donner carte blanche aux apprentis sorciers de Belgrade et de Pale. Ni le siège de Dubrovnik ni la destruction de Vukovar ne l’ont arrachée à la stupeur immobile.
Assister à la mort en direct est devenu très vite une habitude, un sujet de discussion pour les hommes d’État et les diplomates. Quand est arrivé le tour de Sarajevo en ce cruel 6 avril 1992, le spectacle de l’indécision, de la lâcheté, de l’insensibilité et du cynisme des grandes puissances face à un drame dans lequel leurs intérêts vitaux n’étaient pas en jeu a constitué un des chapitres les plus honteux de l’histoire universelle de l’infamie.
Disons les choses clairement et brièvement : la lutte d’un pays agressé pour défendre le statut des citoyens, indépendamment de toute origine ethnique, les valeurs de liberté et de tolérance sur lesquelles se fondent nos sociétés n’a pas reçu l’appui de ces dernières : elle a été, au contraire, victime de leur indifférence. Bernard Henri Lévy nous impose des images saisissantes de la brutalité du siège, des camps de la mort de Karadzic et ses chetniks, ainsi que celles de « ces hommes intrépides, coupés du monde, mais qui savent, et nous le disent, que leur guerre est notre guerre, que leur défaite serait notre défaite, et qu’il ne comprennent pas, alors, pourquoi nous les laissons si seuls ». L’arrivée de la Forpronu, avec les Casques bleus, avait suscité chez la population bosniaque un espoir qui n’a pas duré longtemps : « Très vite, les habitants de Sarajevo comprirent que cette armada était là, Boutros Ghali en tête, non pas seulement pour les nourrir, mais pour les regarder mourir. »
« Défendez-nous ou laissez-nous nous défendre »
Étrange découverte : la force internationale se transforme en gestionnaire du siège, collabore étroitement avec les assiégeants et tire, quand elle l’estime opportun, sur les assiégés ! Pendant que l’horreur du siège forge de nouveaux termes – urbicide, mémoricide – que fait l’Europe ? Elle se voile les yeux et accepte l’inacceptable. Le parallèle entre les autodafés nazis de 1933 et l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo n’empêche pas de dormir les négociateurs communautaires, pour qui la résistance inattendue des Bosniaques ne fait que compliquer les choses et prolonge inutilement la guerre. « Ces Bosniens qui choisissent le parfum de la ville contre l’appel de l’ethnie et du sang », comme dit Bernard-Henri Lévy en évoquant le cosmopolitisme de Sarajevo, gênent les plans de lord Owen et sa politique d’acceptation des « nouvelles réalités ».
Mais la passivité et le mutisme sur lesquels il s’appuie pour démembrer l’État pluriethnique et créer un mini État musulman non viable n’ont pas pris en compte le réveil tardif et la mobilisation graduelle de l’opinion publique. Le travail des correspondants de la presse ainsi que celui d’une poignée d’intellectuels qui, comme en 1936 en Espagne, ont témoigné de la brutalité et de la barbarie des troupes de Karadzic et de son émule croate, Mate Boban, atteignent finalement leur objectif : mettre fin, même de manière précaire, au martyre de Sarajevo. « Défendez-nous ou laissez-nous nous défendre, clamait le président bosniaque Alija Izetbegovic devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Vous ne pouvez nous refuser les deux choses à la fois ». Quelques mois plus tard, la boucherie du marché de l’avenue du Maréchal Tito, minimisée et obscurcie comme toujours par le commandement de la Forpronu, déclenche, tardivement et de façon désordonnée, la machine militaire de l’Occident.
Karadzic recale, les obus se taisent, mais le siège de Sarajevo continue. La purification ethnique des territoires occupés par les chetniks : la destruction à coups de canon des mosquées, l’attaque des zones prétendument protégées par l’Onu de Gorazde prouvent que Milosevic, Karadzic et leurs hommes, avec l’appui des nationalistes russes et grecs, n’ont pas renoncé à l’élimination complète de « ces cosmopolites résolus, ces gens qui refusaient jusque dans les tranchées la partition des âmes, ces hommes d’origines diverses qui mettaient la foi en une idée au-dessus de l’appartenance à une nation ». Accepter le partage des dépouilles de la Bosnie-Herzégovine et récompenser ainsi l’agression serbe serait une déroute aux conséquences incalculables pour l’Europe et ses idéaux démocratiques : pis encore, une capitulation encore plus misérable que celle de Munich. Le film de Bernard-Henri Lévy reflète de manière très claire le drame de la Bosnie et le dilemme auquel nous sommes confrontés : abdiquer devant le triomphe de la barbarie et admettre un nouveau mur de Berlin à Sarajevo, ou aider avec les armes ceux qui défendent les valeurs du monde civilisé jusqu’à la restauration de l’État pluriethnique, plurinational et plurireligieux dans ses frontières internationalement reconnues.
Bosna !, le tournage
Septembre et décembre 1993. Janvier, puis février-mars 1994, soit six semaines de tournage. Pour l’essentiel : Sarajevo et autour de Sarajevo. Aux côtés de Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog, compagnon de ses voyages en Bosnie et co-scénariste du film, Alain Ferrari, qui avait déjà réalisé Les aventures de la liberté et, avec Thierry Ravalet, Un jour dans la mort de Sarajevo. La télévision et l’armée bosniaques ont fourni des documents jamais diffusés. De plus, l’équipe a pu tourner dans des zones jusque-là inaccessibles aux cameramen étrangers.
Goytisolo, l’Espagne, la Bosnie
Avec Cahier de Sarajevo, paru à La Nuée bleus, Juan Goytisolo – considéré par Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa comme l’un des plus grands écrivains espagnols de l’après-guerre – a été le premier à témoigner de la tragédie bosniaque et à choisir son camp. Né à Barcelone, dans une famille profondément marquée par la censure franquiste jusqu’à la mort du dictateur souvent loué pour son action en faveur du dialogue entre les cultures et pour son rôle de médiateur entre l’Europe occidentale et le monde arabe, il vient d’obtenir, à Paris, le prix Méditerranée étranger.
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