Le cinéma reste le meilleur capteur de l’air du temps. On pourrait, depuis un demi-siècle, raconter une histoire des idées, vogues et sensibilités dominantes en feuilletant les programmes jaunis du Festival de Cannes. Cette année, c’est le massacre qui est à l’affiche. Le grand cru 94 – La Reine Margot – ne porte ce titre que par la grâce abusive d’Adjani, car le véritable agent dramatique du film, c’est bien le massacre de la Saint-Barthélemy. Depuis ce film-fiction que Chéreau lui consacre jusqu’au terrible film-reportage de Bernard-Henri Lévy sur la Bosnie, par-dessus cinq siècles, les images s’enchaînent dans l’entassement des cadavres et la même jonchée de corps pantelants sur les vieux paves du Louvre et l’actuel marché de Sarajevo. Chéreau, en artiste, BHL, en essayiste, produisent ainsi devant nos consciences le spectacle du « Mal », de cet enragement des hommes à s’entretuer.
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L’après-guerre a vu, une première fois, nos pays stupéfaits, assommés de devoir méditer, sur des ruines, l’abomination d’un conflit généralisé et la démence du génocide dans un continent, l’Europe, qui exhibait, tout juste avant d’y sombrer, les prestiges d’une civilisation délicate, et l’insouciance des années folles.
Sur les décombres, et avec les joies de la délivrance, se levèrent alors, chez nos pères, deux sortes d’espérances. Celle des États de l’Europe de l’Ouest cherchant, via le Marché commun et la réconciliation franco-allemande, à conjurer les désastres récurrents des guerres de 1870, de 1914, de 1940. Et, chez la classe ouvrière et les intellectuels de plusieurs nations d’Europe – dont la France – l’espérance socialiste ou communiste d’une autre société, égalitaire et fraternelle.
La première espérance – celle de l’Europe communautaire – n’est pas morte : cette Europe-là est malade, très malade, mais encore guérissable. Ce n’est pas le cas de la seconde – l’espérance socialiste. On sait ce qu’il en advint, les millions de morts dont elle accoucha, et le paysage désolé qu’elle laisse derrière elle partout où elle prit ses quartiers. Ses lendemains ne chantent pas : ils gémissent. Si bien que le constat, à nouveau sinistre, que l’Europe fait, après le drame yougoslave, de cette malédiction nous tombe à nouveau dessus. Il accable d’abord les plus jeunes d’entre nous qui avaient oublié que, d’une génération l’autre, le Mal court.
La nouveauté, c’est qu’il installe désormais son universelle présence à nos foyers télévisés : le village planétaire sait tout du dépeçage bosniaque, du génocide rwandais, des meurtres algériens, etc. Et, même si nous ignorons les multiples horreurs perpétrées hors caméras (Sud-Soudan, par exemple), nous savons que la guerre rôde partout, que le massacre et la torture prolifèrent et que le Mal a plusieurs masques : celui du fanatisme tantôt religieux, tantôt ethnique, tantôt nationaliste. Et que, même, il se mêle inextricablement à la révolte légitime des opprimés. De notre balcon occidental encore épargné, nous réalisons à nouveau que le Mal est inscrit dans l’Histoire comme la mort dans la vie.
Hélas, cette transparence nouvelle du Mal tend dangereusement à le « déréaliser », à en faire un spectacle qui, à la fois, le met sous cloche et le blanchit. De même que « la terreur blase le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais » (Saint-Just), de même le spectacle de l’horreur blase nos consciences dans le hachoir rotatif des journaux télévisés.
Nous percevons aussi – et, là, ce devrait être un progrès ! – qu’il devient plus sage, en politique, d’identifier le Mal pour s’en défendre que d’imposer une vision idéologique du Bien dont nous ne savons pas où elle mène, dès lors qu’une fin idéale prétend légitimer les plus répugnants moyens : l’histoire du communisme est là-dessus édifiante.
BHL, dans son film, simplifie, je crois, à l’excès le contexte politique de la guerre civile bosniaque, mais il a raison de hurler, et de montrer avec tant de talent et de force son dégoût devant l’abjection d’un massacre européen. En ce sens, la conscience renouvelée de la proximité du Mal dans nos sociétés protégées est salutaire. Le Mal sous toutes ses formes – et l’assassinat des enfants est la pire – reste un éternel défi à la théologie, à la philosophie, à la politique. Mais le cri d’un Chéreau ou d’un BHL ne répète pas la lamentation de Job sur la souffrance des justes. Il ne redit pas l’accablement devant le tumulte et la fureur de tous les Capulets et Montaigus s’entr’égorgeant de siècle en siècle, à tous les coins de la terre. Ce cri, aujourd’hui et maintenant, rappelle à ses devoirs la civilisation que nous prétendons encore servir.
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