Personne n’aura documenté la guerre en Ukraine comme Bernard-Henri Lévy. Le quatrième film qu’il lui consacre, Notre guerre, réalisé avec Marc Roussel et présenté à Cannes le 13 mai, frappe les esprits et crève souvent le cœur. Ce sont des visages dont on se souviendra : cette poétesse veuve, ce droniste solitaire, ces soldats assistant, stupéfaits, à la rencontre entre Volodymr Zelensky et Donald Trump à la Maison-Blanche. Le soutien sans faille que le philosophe apporte à la cause ukrainienne depuis la première heure lui vaut la confiance des combattants, y compris des plus inaccessibles. Il peut ainsi se faufiler partout. En première ligne sur le front, sous les obus russes, avec la Brigade Anne de Kyiv, armée par la France, dans le bureau du « churchillien » Volodymyr Zelensky…

En trois ans, ce conflit a pris un tout autre visage. « On était, en gros, dans une guerre des tranchées, archaïque, dit-il, qu’auraient pu raconter Roland Dorgelès, Henry Bordeaux ou le Henri Barbusse du Feu. Aujourd’hui arrive une guerre hypertechnique, cybernétique, presque sans contact, où l’arme maîtresse est le drone ». « BHL » joue sa peau dans cette guerre, dont il aimerait convaincre les Européens assoupis qu’elle est la leur. Il n’aura ménagé ni sa peine ni son talent pour secouer les consciences.

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Vladimir Poutine assure que « la Russie (est) prête à des négociations sans aucune condition préalable ». Sommes-nous, selon vous, près d’un règlement diplomatique à Istanbul ou ailleurs ?

Bernard-Henri Lévy : Je ne le crois pas. La parole de Poutine ne vaut rien. Ses propositions de cessez-le feu non plus. Et pas davantage ses négociations. Mon premier reportage dans le Donbass, je l’ai fait dans Paris Match, en 2019, il y a cinq ans, alors qu’il avait pris tous les engagements de paix possibles et imaginables et qu’il les violait jour après jour. J’ai documenté, à l’époque, ces violations.

Certaines images de votre film, tournées sur le front de Soumy, datent d’à peine quelques semaines. Quel est le moral des troupes ukrainiennes ?

C’est la question que je pose moi-même, à plusieurs reprises dans le film, au Général Syrski, commandant en chef des armées ukrainiennes. Et il me répond chaque fois – c’est presque, à force, un running gag … – que le moral est « très haut ». Eh bien c’est vrai. L’épreuve, la guerre qui dure, les souffrances, n’ont pas découragé ces femmes et ces hommes. Elles les ont, étrangement, fortifiés.

Si les Ukrainiens étaient démobilisés, abattus, auriez-vous le recul nécessaire pour le voir ? Votre film prend fait et cause pour eux…

C’est un film engagé, bien sûr. J’ai partagé leurs jours et leurs nuits, leurs espérances et leurs moments d’amertume ou de colère – donc, évidemment, c’est un film de combat. Mais, s’ils étaient abattus, je le dirais. Ne serait-ce que pour appeler à l’aide, sonner le tocsin. Malraux, dans L’Espoir, héroïse, mais il ne dore pas la pilule. Pas davantage Orwell dans son Hommage à la Catalogne. Ni le Malaparte de Kaputt et de La Peau. Ni, encore moins, Byron dans ses lettres de Missolonghi.

Dans un bunker, vous avez regardé avec quelques-uns de ces soldats ukrainiens la retransmission de la rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche, en février dernier. On lit la stupéfaction sur leurs visages. Ont-ils été si surpris ?

On y lit aussi du chagrin. Car ces hommes aiment l’Amérique. Ils se vivent comme les défenseurs des démocraties, leur première ligne, leur rempart. Et voilà le président de la première démocratie du monde qui outrage et brutalise leur président. J’ai vu, à cet instant, des larmes dans les yeux de ces soldats.

« Nous devons travailler l’opinion américaine », vous dit Zelensky ainsi qu’à Emmanuel Macron…

Oui. Car cet homme, devenu chef de guerre malgré lui, reste un redoutable analyste politique. Et il sait que le point faible de Trump est là. Son opinion publique. Et, en particulier, cette part de l’opinion qui se reconnaît dans le Grand Old Party, le Parti républicain, formé du temps de la guerre froide et de l’opposition aux soviétiques. Ils savent bien, ceux-là, que Poutine est leur ennemi. Et ils pensent : « On a voté Trump, on n’a pas voté pour l’héritier d’Ivan le Terrible et de Staline ! »

Zelensky reconnaît devant vous que sans les satellites et les Patriots US, ce sera compliqué.

Sans les satellites américains, l’armée ukrainienne serait aveugle. C’est vrai. Mais on peut tout à fait imaginer une Amérique qui renoncerait à conclure ses « deals » douteux et alignés sur les exigences russes mais qui ne couperait pas, pour autant, ses satellites.

Sur le front, les chefs militaires ukrainiens que vous interrogez affirment eux qu’ils pourront rivaliser avec les Russes même sans le concours américain. Ce discours ne relève-t-il pas de la méthode Coué ?

Non. Je crois que c’est vrai. Notamment depuis les drones. Cette guerre a radicalement changé en trois ans. Je l’ai, encore une fois, suivie et filmée jour après jour. Et j’ai vu ce changement s’opérer. Il y a trois ans on était, en gros, dans une guerre des tranchées, archaïque, qu’auraient pu raconter Roland Dorgelès, Henry Bordeaux ou le Henri Barbusse du Feu. Aujourd’hui arrive une guerre hypertechnique, cybernétique, presque sans contact, où l’arme maîtresse est le drone. Or les Ukrainiens sont des dronistes géniaux. Ils les conçoivent. Ils les inventent. Ils les manient comme personne. Mais ils se sont équipés, surtout, afin de les produire eux-mêmes et ils sont donc, sur ce point, relativement autonomes.

Vous avez été le témoin du meurtre d’un soldat russe par drone. Avez-vous hésité à conserver cette scène dans votre film ?

La scène m’a bouleversé, bien sûr. Et, dans le film, je ne m’en cache pas. Mais la censurer, non, je ne l’ai pas envisagé. Dans un film pareil, on montre la guerre telle qu’elle est, pas telle qu’elle devrait être. On montre ce qu’on a vu.

Qu’éprouvez-vous pour les soldats russes ?

Dans une scène pareille, comme quand je filme des prisonniers Bouriates, de la pitié. La compassion, au minimum, d’Albert Cohen quand il l’imagine Pierre Laval, à la veille de sa mort, dans sa cellule.

On savait que 20 000 jeunes Ukrainiens avaient été déportés en Russie depuis 2022. Mais Zelensky vous a fait une stupéfiante révélation concernant leur sort…

Oui. Leur russification. Un lavage de cerveau systématique. Et, parfois, leur transformation en enfants-soldats appelés à combattre leur propre pays. Comme les lionceaux du Califat, jadis, à Mossoul. Eh oui ! Poutine, comme Daech, transforme les jeunes Ukrainiens déportés en enfants soldats. Un autre point commun, une autre passerelle, avec l’islamisme radical…

Et, vous regardant dans les yeux, Zelensky vous dit : « Tout dépend de vous ». « Vous » : sous-entendu les Européens. Avons-nous enfin pris conscience que l’Ukraine est « notre guerre », pour reprendre le titre de votre film ?

Je ne sais pas. J’espère. Et je comprends mal, je vous l’avoue, ceux qui se dérobent encore à cette évidence. Comment un Viktor Orban que j’ai connu dissident antisoviétique, peut-il s’être mué en courtisan de l’ancien kagébiste Poutine ? Comment nos prétendus « Insoumis » peuvent-ils se soumettre avec tant de servilité à la rhétorique et à la narration russes ? Et comment une part de la droite conservatrice peut-elle ne pas comprendre que c’est une guerre à mort, une guerre de civilisation, que lui a déclarée Poutine ? D’un côté la grande alliance, théorisée par l’un de ses idéologues, Douguine, entre l’orthodoxie messianique et l’islamisme radical. De l’autre le judéo christianisme Léon XIII, Jean XXIII, Jean-Paul II et, j’espère, Léon XIV.

Vous connaissez bien le président ukrainien ? L’homme est-il changé depuis le début de la guerre ?

Il a rajeuni. Ça peut vous sembler étrange mais c’est pourtant vrai. Je le vois régulièrement depuis trois ans et même un peu plus. Et je le trouve moins tendu, plus apaisé, peut-être aussi plus sûr de lui, plus confiant, qu’au début.

Et Emmanuel Macron ? De quelle manière a-t-il évolué ?

C’est Zelensky qui le dit le mieux, dans l’une des premières scènes du film : il est devenu, lui aussi, un expert militaire ! Il connaît, depuis Paris, le front ukrainien comme sa poche, le détail des forces en présence, des offensives, etc.

Sa relation avec Zelensky n’a-t-elle pas changé ?

Il a perdu les dernières illusions qu’il pouvait avoir sur Poutine. Et, avec Zelensky, il a noué, symétriquement, une relation de confiance et de fraternité. De cela, j’ai été le témoin. Plusieurs fois. Et c’est dans le film.

Vous avez suivi les combattants de la Brigade Anne de Kyiv, armée par la France. Apparaissons-nous vraiment aux yeux des Ukrainiens comme le « dernier pays à tenir bon » ?

Oui. Les Ukrainiens se méfient désormais du président américain. Ils en ont besoin, mais ils s’en méfient. De Macron, en revanche, ou, plus exactement, de Macron et Zelensky, ils disent : ce sont les deux visages du monde libre.

Et vous, après toutes ces années à arpenter le front, dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Bizarre. Parfois triste. Trop de gens croisés et disparus. Trop de femmes et d’hommes avec qui j’ai noué une vraie relation de camaraderie et que je retrouve, quand je les retrouve, estropiés, éclopés. Et puis, en même temps, cette leçon de foi en l’Homme, cette leçon de courage, que m’ont donnée, tous les jours de ces années, les Ukrainiens.

On croirait entendre dans votre journal filmé le Bernanos des Grands cimetières sous la lune : « Je ne crois qu’à ce qui me coûte. Je n’ai rien fait de passable dans ce monde qui ne m’ait d’abord paru inutile, inutile jusqu’au ridicule, inutile jusqu’au dégoût. Le démon de mon cœur s’appelle – A quoi bon ? »…

Oui. L’aquoibonisme est toujours là, bien sûr. A quoi bon filmer encore une nouvelle bataille ? Et une nouvelle ligne de front ? Et une nouvelle salle de drones ? A quoi bon ces nuits épuisantes, ces journées de cauchemar, ces marches, parfois ces courses, en compagnie d’hommes qui ont la moitié, ou même le tiers, de mon âge ? Et même eux, comme disait Capra, pourquoi combattent-ils ? Mais très vite l’espoir reprend le dessus. Et la conviction de faire bien. Et le sentiment que ce quatuor ukrainien et, en particulier, ce dernier film qui résume et synthétise tous les autres, est ce que j’ai, dans ces années, fait de meilleur.


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