Avant l’ouverture du Festival, il y avait la pré-ouverture. Mardi 13 mai, en attendant les festivités du soir, Cannes consacrait sa journée à l’Ukraine en projetant trois films au Palais : Zelensky d’Yves Jeuland, Lisa Vapné et Ariane Chemin, Notre Guerre de Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel, et 2 000 Meters to Andriivka de Mstyslav Chernov.
Très courue et donnée en présence d’Ukrainiens – le philosophe et réalisateur a fait monter sur scène plusieurs d’entre eux, dont un général blessé au front et une résistante torturée par l’armée russe –, la projection du film de BHL, très impliqué sur le sujet, a fait forte impression.
Tourné entre février et avril derniers dans le Donbass, Notre Guerre montre des soldats au front, tout en évoquant des séquences du passé récent de Bernard-Henri Lévy en Ukraine qui se télescopent avec le présent. Nous l’avons rencontré juste après la projection.
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Votre film Notre Guerre est divisé en dix segments qui évoquent la guerre en Ukraine aujourd’hui et ses prémices il y a plusieurs années. Pourquoi avoir choisi ce principe ?
Bernard-Henri Lévy : C’est un journal, et des réminiscences. La ligne narrative principale décrit le journal de ces deux derniers mois de tournage dans la zone de Soumy, au nord du Donbass, où les Russes exercent la plus forte pression et où les combats sont les plus durs. Il y a des appels de mémoire qui m’assaillent à chaque pas.
Deux parties sont consacrées à Volodymyr Zelensky, dont l’une où vous êtes au front avec des soldats quand vous regardez ensemble la rencontre à Washington entre le président ukrainien et Donald Trump. Vous avez tout montré dans ce passage douloureux ?
Non. J’ai montré la stupeur de ces soldats, et l’admiration pour leur président dans cette façon qu’il a eue de se tenir droit sous l’outrage. Mais je n’ai pas montré, par pudeur, les larmes dans leurs yeux. Ces hommes qui sont des soldats, des costauds, qui étaient quelques heures plus tôt au combat, je les ai vus pleurer à la fin de cette rencontre.
Après cela, vous êtes restés avec eux : ont-ils tenu bon, avaient-ils encore de l’espoir ?
Je ne crois pas être partisan en disant cela : ces hommes sont admirables. Malgré tout, les souffrances, les familles brisées, cette séquence terrible, ils tiennent bon, ne perdent pas courage.
« Courage », ce mot, vous le dites il y a onze ans aux Ukrainiens rassemblés sur la place Maidan à Kiev. Ce courage est une particularité de ce peuple ?
J’ai connu beaucoup de guerres qui avilissent les hommes. Celle-là, comme durant la guerre de Bosnie à Sarajevo, elle les grandit. Ce que j’ai senti sur Maidan à l’époque, c’est que nos propres valeurs, celles de l’Europe, que l’on est supposés célébrer, nous, elles sont plus vivantes à Kiev qu’à Paris ou à Berlin. Les Ukrainiens vivent leur défense dans leur chair et au prix du sang, et ils y croient comme au premier jour. À ce titre, ils nous donnent une leçon d’Europe.
L’invasion russe de l’Ukraine, on le voit dans le film, vous l’aviez prédit dès 2014, et vous aviez alerté le monde sur ce sujet. Comment le vivez-vous aujourd’hui ?
Je ne le vis sûrement pas comme une fierté d’avoir eu raison, mais comme un chagrin, et comme un remords, bizarrement, de ne pas avoir réussi à me faire entendre. Je l’ai dit deux fois sur cette place Maïdan, je l’ai dit à Paris, je suis allé le dire au Congrès américain, à la Maison-Blanche, partout… Quand je revois ces images, je ressens un grand gâchis.
Vous évoquez, dès lors, la « lâcheté de l’Europe ». D’où cela vient-il ?
C’est une vieille histoire européenne qui s’appelle l’esprit de Munich : il faut donner un os à ronger aux dictateurs et ça les calmera. Je sais aujourd’hui, et je peux le dire avec autant de force qu’il y a onze ans, que si on donne un bout de l’Ukraine à Poutine, on lui donne tout ce qu’il veut, c’est-à-dire la preuve de notre faiblesse et de notre couardise.
Tout de même, l’un des segments du film est consacré à la France, et vous affirmez que l’on est le seul pays à tenir dans notre soutien aux Ukrainiens, à ne pas les lâcher. Pourquoi ?
Je ne crois pas pouvoir être suspecté de chauvinisme, quand j’ai le sentiment que mon pays s’égare, je suis le premier à le dire très fort. Mais sur la guerre en Ukraine, je trouve que le peuple français, une grande partie de nos élus et le président de la République se conduisent bien et sont à la hauteur de l’enjeu et de l’événement. Le président Macron a une explication qui a sa part de vérité : il dit que la lutte des Ukrainiens fait écho à la Résistance française. La France, c’est l’esprit de Munich, mais aussi l’esprit de Résistance, Jean Moulin, Brossolette… Peut-être qu’on est peu nombreux, que ça prend du temps, qu’on est plus petit, mais on finit par gagner.
Un passage du film éclaire un fait étonnant, qui tient très à cœur à Volodymyr Zelensky, le vol des enfants du Donbass par les Russes…
C’est relativement peu connu. Au minimum 20000 enfants du Donbass ont été séparés de leurs parents, volés, on a parfois changé leur nom. Zelensky explique que les Russes les ont transformés en enfants-soldats pour qu’ils se battent contre leur propre pays, contre leurs parents. C’est arrivé à Mossoul, avec des membres de Daech qui enlevaient des enfants aux Kurdes, leur lavaient le cerveau, et les dressaient à se battre contre leurs parents. C’est ce que fait Poutine. Les Ukrainiens ont réussi à récupérer plus de 10000 de ces enfants via des filières secrètes de sauveteurs qui s’infiltrent en territoire russe ou ukrainien occupé et qui vont les chercher.
Vous êtes écrivain, essayiste, réalisateur, et, à la base, philosophe. Que dit le philosophe de tout cela ?
Il montre la réalité, il croit à la vérité, et il croit que lorsque le Mal est là, il faut le regarder en face : ce sont trois thèses philosophiques. Mais à mesure que je vieillis, le philosophe devient de plus en plus cinéaste, et croit à la force des images. J’espère aussi faire du bon cinéma.
La victoire finale des Ukrainiens, vous y croyez ?
Oui, je crois qu’ils vont gagner, même si je suis l’un des derniers à le penser. Le vrai rapport de force, il est en faveur des Ukrainiens : ils ont le moral, la morale, ils savent pourquoi ils se battent, et c’est une arme presque absolue. « Presque », car il faut aussi le Renseignement américain, et les armes européennes. Les droits de ce film viennent d’être acquis par un puissant distributeur américain, qui va le diffuser sur tout le territoire des États-Unis, et il sera montré au Congrès, peut-être au Sénat. Il va faire campagne, il est fait pour ça.
Pourquoi l’Ukraine, où vous passez beaucoup de temps depuis dix ans, est-elle devenue votre principal sujet de préoccupation ?
Parce que je crois que le sort de nos enfants se joue là. Le destin de la France, de l’Europe, se joue dans le Donbass.
Notre Guerre, de Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel, diffusion prochainement sur France 2.
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