Tout s’est enchaîné à grande vitesse. Le communiqué était tombé le jeudi 9 mai : le jour de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes sera le « jour de l’Ukraine ». Il y a une tradition cannoise, une constance tenace et évidente, presque un point d’honneur, celui d’un réel qui s’entrechoque avec le cinéma et ses illusions. Le fracas du monde résonne avec obstination, et passe alors sous les feux des projecteurs. Oui, la politique a sa place sur la Croisette, parce que le septième art est parlant. La lumière s’allume sur les blessures du monde, les absorbe et nous hante. Cannes ouvre grand les yeux… Ainsi donc, l’Ukraine.
En 2022, déjà, le comédien Volodymyr devenu président Zelensky apparaissait, géant sur un écran géant, invoquant Chaplin. Boutcha et Marioupol faisaient une entrée fracassante à la fête du cinéma mondial, et nous laissaient dans une intranquillité féroce. Depuis la projection de La Bataille du rail de René Clément en 1946, film de la ferveur résistante réalisé au lendemain de la guerre et produit par le Comité de libération du cinéma français (CLCF), telle est la vocation organique du Festival. S’il existe un « effet Cannes », un « système Cannes », une « magie Cannes », il y a, à l’origine, un « gène Cannes » : celui de l’engagement politique. N’avait-il pas commencé d’être initié, dès 1939, par Jean Zay – héros de la France assassiné par la Milice pour penser le cinéma du monde libre et proposer une alternative à la Mostra de Venise asservie par le fascisme, soutenue et inaugurée par Goebbels en 1938 ? Le premier jalon de cette histoire s’enracine dans un acte de résistance.
C’est donc un Cannes en lutte qui vient de s’ouvrir. Avant le défilé des stars, le crépitement des flashs, l’Ukraine s’est imposée comme préambule inévitable à toute forme de célébration. Un prologue non négociable. Le 13 mai, trois films ont été projetés : Zelensky d’Yves Jeuland, Lisa Vapné et Ariane Chemin ; À 2000 mètres d’Andriivka de Mstyslav Chernov (Prix Pulitzer de la photo, cinéaste couronné aux Oscars pour 20 jours à Marioupol) ; Notre Guerre de Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel, dernier volet du quatuor ukrainien du philosophe. Une journée spéciale certes, mais dans l’ordre des choses, telles qu’elles doivent être ici, à Cannes.
Bernard-Henri Lévy venait d’achever le montage de son film coréalisé avec le photoreporter de guerre Marc Roussel. Notre Guerre, journal de guerre cinématographique qui donne à voir des images inédites parmi les plus récentes de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, a été dévoilé pour la première fois au public au Palais des Festivals, dans la salle André Bazin, mardi 13 mai. On découvre alors un documentaire sans refuge ou échappatoire pour le spectateur, selon une narration qui oscille entre mémoire longue de la guerre – que BHL suit depuis ses premiers jours, et dès ses prémices en 2014 lors de la Révolution de l’Euromaïdan – et scènes captées ces derniers mois, ces dernières semaines, à Pokrovsk et Sumy…
Le film est l’histoire d’une flamme qu’on veut réduire en cendres. À ce récit, on ne peut échapper. De la guerre des drones aux entrevues diplomatiques entre Zelensky et son homologue français à l’Élysée, du compagnonnage fraternel avec les vaillants bataillons ukrainiens, en passant par cette préoccupation capitale qu’est le rapt déchirant et insupportable de 20 000 enfants ukrainiens dont le retour dans leurs foyers doit être « l’impératif des nations, le préalable absolu à toute négociation », Notre Guerre a ébranlé les spectateurs qui remplissaient la salle ce jour-là. C’est que la puissance du film ne fléchit pas un instant, qu’il est poignant. Et puis viennent les dernières minutes, incantatoires, une succession de visages d’Ukrainiens – femmes, hommes et enfants – rencontrés par le cinéaste et son équipe après trois années à aller sur le terrain. Sur la musique sifflante et limpide de Slava Vakarchuk, cette ultime séquence est un chant de reconnaissance.
Une émotion que des larmes dignes trahissent s’est emparée du public qui accueille l’équipe du film et les vaillants Ukrainiens par des applaudissements prolongés. Il se passe quelque chose, ça se sent. C’est dans l’atmosphère du lieu et du moment, sur les visages. Chacun veut témoigner son respect à ces figures héroïques, on se sent honoré de leur présence. Cette rencontre est le signe d’une fraternité franco-ukrainienne forgée dans l’adversité. Au fond, c’est avant tout leur film. Dans un geste de révérence à ce pays qui se défend avec bravoure, un drapeau jaune et bleu est brandi. Le lien de confiance que Bernard-Henri Lévy a tissé avec Yuliia Païevska – en Ukraine, tout le monde l’appelle « Taïra » –, Serge Osipenko, le Général Artem Bohomolov et Bogdan Gervaziuk, prenait corps. Avant le début de la projection, ils étaient tous sur scène, avec Marc Roussel, le compagnon de route multidécennal Gilles Hertzog, la productrice Emily Hamilton, le producteur Dominique Ambiel. Tous camarades, frères, sœurs.
Il fallait voir l’exaltation de la salle, debout pour Taïra. La lionne de Marioupol. L’athlétique infirmière combattante aux cheveux de craie est une force qui va. « Taïra est infirmière. Tandis que Marioupol était bombardée, réduite en cendres, elle était là, clame avec élan Bernard-Henri Lévy. Elle réparait les vivants, et parfois même les morts. Soignait les femmes et les hommes. Elle a été enlevée par les Russes pendant des mois, torturée dans des conditions atroces. » Combien de personnes dans la salle connaissaient son histoire ? Combien l’ont découverte ? Je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que chacun s’est levé, pour elle. Impressionnante Taïra.
De même pour le Général Artem Bohomolov, homme d’aplomb, qui a parlé du cinéma comme d’une « arme », avant de décorer l’écrivain-cinéaste ému de recevoir la médaille du groupe tactique 11-24. Blessé, sur le front, par un drone, il n’a pas usé de sa béquille à cet instant, ne comptant que sur lui-même pour être droit. Bohomolov ou, là encore, une certaine idée de la force et de la détermination.
Ils ont parlé. Personne ne s’est assis. Solennité d’un moment où, comme dans de longues minutes où le silence laisse place au cri, nous les avons écoutés réaffirmer leur volonté de défendre l’Ukraine. Taïra d’abord : « Je me permettrai de m’adresser à vous en ukrainien. C’est une langue digne de résonner ici. » Oui, et il ne pouvait en être autrement. Voyant le tapis rouge, une pensée lui est venue : « J’ai vu un ruisseau de sang ! ». Elle appelle de ses vœux la fin du cauchemar. Si elle voit du sang sur le tapis rouge, c’est qu’elle demeure hantée et veut la victoire de son pays, pour que ceux qui sont tombés ne soient pas morts pour rien.
Il y eut aussi les mots d’Andriy Yermak, chef du cabinet de Zelensky. Une lettre lue par Bernard-Henri Lévy sur la scène du Palais. L’occasion de convoquer la mémoire de Louis Mayer, cofondateur de la Metro-Goldwyn-Mayer, né à Dymer, près de Kiev, et de caractériser le cinéma ukrainien : « Lorsque nous parlons de cinéma, du cinéma ukrainien, […] nous parlons de la mémoire d’un peuple qui documente sa lutte, sa douleur, sa beauté, son rêve. […] Merci à tous ceux qui documentent la vérité jusque dans les tranchées. Et merci à ceux qui font en sorte que le monde n’oublie pas que l’Ukraine n’est pas seulement une guerre, c’est une culture ». En cela, Notre Guerre de BHL est un film ukrainien.
La preuve par l’image, la preuve par le corps, mêlés dans le temps de cette projection où la vérité de la guerre et de la fraternité s’est incarnée. Nous n’avions pas devant nous des acteurs, ils ne jouent pas, mais pourtant ils veulent gagner. On leur a imposé une partie qu’il leur est impossible de perdre. L’enjeu est bien trop grand, par-delà un intérêt personnel, ou seulement territorial. Leur propre grandeur semble les dépasser.
Ces femmes et ces hommes ont fait entendre, à travers leurs voix, celle de tout un pays, de tout un peuple. Ils sont le présent et l’avenir de l’Ukraine. Bernard-Henri Lévy a été leur porte-parole. La ligne de front ukrainien était à Cannes. S’ils ont pu, peut-être, se sentir honorés d’y être conviés, c’est nous qui devons leur être reconnaissants. Tous les honneurs leur reviennent. Le prix de leur liberté est le prix de la nôtre. « Leur guerre est notre guerre. Nous devons aider l’Ukraine à gagner cette guerre. Nous n’avons jamais eu d’autre choix ».
Slava Ukraini !
Heroyam Slava !
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