Nicolas Barré et Daniel Fortin : Vous avez entrepris, depuis quelques semaines, de vous rendre sur plusieurs théâtres de conflit.
BHL : Oui, pour votre confrère « Paris-Match ». C’est une série de guerres relativement oubliées, mais qui, elles, ne nous oublient pas, car s’y dessine notre destin. Le Nigeria, où s’opère, dans l’indifférence générale, un massacre des chrétiens. Le Kurdistan syrien, où j’ai vu les premiers effets de l’ahurissant retrait militaire américain. L’est de l’Ukraine, où l’on touche du doigt l’impérialisme de Poutine et sa volonté, sans vraie réaction de notre part, de déstabiliser l’Europe. Bientôt, la Somalie, dont plus personne ne parle. Le Cachemire, où deux puissances nucléaires, le Pakistan et l’Inde, s’affrontent à missiles mouchetés. L’Afghanistan, qui est l’exemple d’une guerre que l’Occident a choisi de perdre. Peut-être la Libye…
Où on vous reproche d’avoir, par votre activisme, il y a neuf ans, contribué au chaos d’aujourd’hui.
BHL : Ce que je me reproche, moi, c’est de n’avoir su faire, pour les Syriens, ce que j’ai fait pour les Libyens. Car, enfin, soyons sérieux. S’il y a bien, aujourd’hui, un pays livré au chaos, où l’on tue comme on déboise et qu’on vide de ses habitants, c’est celui où nous ne sommes pas intervenus, c’est-à-dire la Syrie. D’où, d’ailleurs, le drame des migrants. Dans leur majorité, ils viennent, non de Libye, mais de Syrie. Ils sont le produit, non de notre ingérence, mais de notre non-ingérence et de notre indifférence.
Que faut-il faire face à ce drame des migrants ?
BHL : Déjà, il y a ce qu’il fallait faire et que nous n’avons pas fait. A savoir, considérer le développement économique de l’Afrique subsaharienne comme une priorité européenne absolue. Mais, surtout, arrêter Bachar Al Assad, qui, à l’instant où nous parlons, est encore en train de jeter sur les routes, à coups de barils d’explosifs, 800.000 civils d’Idbil qui fuient vers la Turquie et qu’Erdogan, ajoutant l’ignominie du chantage à l’horreur de la guerre, menace de lâcher sur la frontière grecque.
Soit. Mais, au point où nous en sommes, que faire ?
BHL : Une fois commise cette double erreur initiale (fermer les yeux sur la barbarie d’Assad, puis entrer dans le chantage d’Erdogan), nous n’avons plus le choix. Ou bien, comme vient de le faire Madame von der Leyen, on affirme notre solidarité avec les garde-côtes grecs qui tirent à vue sur les canots – et c’est honteux. Ou bien on se souvient que l’Europe s’est bâtie sur, entre autres, les valeurs d’hospitalité et, en attendant de régler le problème à la source, on accueille ces femmes et ces hommes qui luttent contre la mort.
L’Europe peut-elle accueillir toute la misère du monde ?
BHL : Non, bien sûr. Mais il ne lui est pas interdit d’avoir de l’imagination. Et elle pourrait inventer par exemple, pour ces réfugiés de guerre, un statut nouveau, intermédiaire, style passeport Nansen, qui les empêche de mourir en mer et leur permette, la guerre finie, de revenir au pays.
Vous savez bien que l’Europe n’est pas unie sur ce point.
BHL : C’est le problème. Mais, alors, il faut être clair. On songe, paraît-il, à réformer, voire refonder, le pacte constitutif de l’Europe. Eh bien si, vraiment, on considère que cette affaire de migrants est l’une des plus tragiques que nous ayons à affronter, si on pense, avec Hannah Arendt, que la figure même du migrant est devenue centrale dans la politique moderne, il faut avoir le courage de mettre cette question au coeur du contrat nouveau. En d’autres termes : il faut dire aux pays qui, comme la Hongrie ou la République tchèque, se dérobent et se claquemurent qu’ils se mettent en contravention avec la règle européenne autant que lorsqu’ils laissent filer leurs déficits ou trahissent les principes de l’Etat de droit.
Ces pays parlent fort et on les entend d’autant plus que les discours de raison sont devenus inaudibles.
BHL : Pas sûr. J’ai rencontré, au moment de ma tournée théâtrale, Looking for Europe, Viktor Orban, Andrej Babis et d’autres leaders illibéraux d’Europe centrale. Ils savent bien, au fond d’eux-mêmes, qu’ils ne pourront pas avoir éternellement le beurre et l’argent du beurre. Et si on leur disait avec fermeté : « Les temps changent ; l’Europe, ce n’est plus seulement le charbon, l’acier, la monnaie unique etc. ; c’est aussi l’obligation morale, pour ses 500 millions de citoyens, de se partager la charge (ou la chance) d’un ou 2 millions de nouveaux migrants », ils y regarderaient à deux fois avant de s’enfermer dans leur refus.
Crise sanitaire avec le coronavirus, crise climatique, tensions militaires, crise démocratique : où que l’on se tourne, le monde renvoie une image de violence. Est-ce dû à la caisse de résonance des réseaux sociaux ou sommes-nous à un tournant de l’Histoire ?
BHL : Les deux, bien sûr. Sophocle parlait déjà des « anti-cités » qui défiaient les cités démocratiques. Eh bien, nous avons à faire face à une épidémie d’anti-cités, ou d’anti-démocraties, qui défient le modèle libéral dont nous pensions qu’il avait triomphé avec la chute du mur de Berlin. Ces anti-cités, c’est la Russie. C’est, hélas, les Etats-Unis de Trump. Mais c’est un nombre croissant d’anti-démocraties, ou de démocratures européennes . Le tournant de l’Histoire, il est là : tous ces populistes, grandes gueules et idées courtes, qui croient qu’il suffit, pour être démocrate, de relayer les vociférations de la « turba », ou de la « plèbe », que les Romains de la grande époque opposaient au « populus » républicain.
Comment jugez-vous la réaction au coronavirus ?
BHL : Franchement ? Surréaliste. On est dans la « Société du spectacle » de Debord, version réseaux sociaux hystérisés. Dans la société de confinement, de quarantaine et de discipline décrite par Michel Foucault dans « Surveiller et Punir ». Et, quant à l’injonction qui nous est faite d’éviter de se serrer la main, ne va-t-elle pas contre l’un des beaux gestes civiques et fraternels inventés par la Révolution française au soir de l’Ancien Régime et de son esprit de cour ?
On a le sentiment que le relativisme l’emporte partout, que la défiance envers les élites est telle que le rapport des peuples à la vérité s’est distendu.
BHL : C’est peut-être le problème principal. L’équivalence des opinions. Le passage de la proposition (démocratique et juste) : « Chacun a un droit égal à exprimer son opinion » à la proposition (démagogique et qui n’a plus rien à voir) : « Chaque opinion a un droit égal à se réclamer de la vérité. » L’histoire de la philosophie connaît cette tentation. C’était celle des sophistes. Et ce sont eux, les sophistes, qui, avec les Tyrans et cette version grecque de la « turba » qu’était le « okhlos », ont obtenu la mort de Socrate.
C’est d’autant plus étonnant que cet état d’esprit s’observe aussi chez certains intellectuels.
BHL : Bien sûr. C’est toujours par eux que commence le sacre de la vérité, mais aussi, hélas, celui de la non-pensée et de la confusion. Regardez, à propos de confusion, tous ceux qui se mettent à dire qu’on ne les y reprendra plus à voter Macron contre Le Pen ! C’est Emmanuel Todd. C’est François Bégaudeau. Ce sont tels intellectuels proches des insoumis. Ces gens ont perdu leurs réflexes républicains les plus élémentaires. Ils sont inaptes au compromis. Ils ne sont plus démocrates.
Etes-vous inquiet pour la société française ?
BHL : Oui. A cause de cette libération de la violence que l’on sent partout. Quelque chose a commencé, il me semble, le jour où Jean-Luc Mélenchon, face aux caméras, s’en est pris aux juges et aux policiers venus perquisitionner chez lui. Après, la digue étant rompue, il y a eu les « gilets jaunes et noirs ». Les manifestations appelant au lynchage du président. Ou, au début de cette semaine, le texte boursouflé d’une écrivaine, Virginie Despentes, expliquant, après les Césars, que « les puissants » ont « la bite tachée du sang et de la merde des enfants qu’ils violent ». Les hébertistes accusant Marie-Antoinette de coucher avec son fils n’auraient pas dit mieux. Ni les enragés de l’après-Mai 68, qui ne doutaient pas que le notaire de Bruay-en-Artois fût, parce que notaire et puissant, coupable du meurtre d’une jeune fille.
Vous n’avez pas été tendre, non plus, avec la cérémonie des Césars.
BHL : Pas pour la même raison. J’ai été choqué par le lynchage de Roman Polanski. Et écoeuré par la violence, aux relents antisémites, avec laquelle Mme Foresti, pour stigmatiser les prédateurs sexuels dans le monde du cinéma, a jeté en pâture à la salle trois noms : « Weinstein, Epstein, DSK ». Pour les deux derniers, quel rapport avec le cinéma ?
D’où vient cette violence ? Ceux qui la défendent prétendent qu’elle ne fait que répondre à une autre violence, qui est celle du système capitaliste ?
BHL : Cet argument d’une « violence invisible » à laquelle répondrait la violence « affichée » des radicaux est extrêmement pernicieux. C’était celui des anarcho-syndicalistes et des soréliens d’avant 1914. Puis, dans les années 1930, celui des extrémistes des deux bords, fascistes et staliniens. Puis encore, dans les années 1970, Jean Genet justifiant les crimes de la bande à Baader. Jürgen Habermas, et d’autres, ont fait justice de cette ânerie.
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