Je ne suis pas un spécialiste de Malraux. Je n’ai pas le quart de la compétence de Jean Lacouture, par exemple, que vous avez entendu ce matin. Je suis un écrivain, un philosophe, dans la vie de qui Malraux a eu une très grande importance. J’ai grandi dans l’admiration de Malraux. Je suis venu à l’âge d’homme dans la vénération de sa vie et de ses livres. S’il est vrai, comme le disait Roland Barthes dans ses Mythologies, que l’histoire des influences littéraires, l’histoire de la circulation des influences entre les écrivains de générations différentes, passe moins par une « histoire des styles » que par une « histoire des positions », s’il est vrai que ce qui compte c’est la situation des aînés, et la vôtre, dans l’échiquier littéraire, métaphysique, ontologique d’une époque, je fais partie des écrivains de cette époque sur qui le poids, l’influence, l’exemple, de Malraux ont pesé le plus lourd et de la manière la plus décisive. C’est à ce titre que je parle. C’est, non comme spécialiste de Malraux, mais comme malrucien et, qui plus est, malrucien du dimanche, que je vais intervenir et tenter de répondre à la question que vous vous posez depuis ce matin et plus particulièrement à celle que m’a proposée Jean-Marie Rouart : le désir d’engagement. Si je suis là, autrement dit, c’est parce que je fais partie des gens qui tiennent La Condition humaine pour l’un des très grands romans du XXe siècle, Le Musée imaginaire pour un texte absolument majeur et l’aventure intellectuelle de l’inventeur de l’escadrille España pour l’une des plus exemplaires de l’histoire du XXe siècle.
Puisque de désir d’engagement il est question, je veux commencer par dire qu’il y aurait toute une lecture de la vie et de l’œuvre d’André Malraux qui ne mettrait pas l’engagement au poste de commandement. Il y aurait une lecture possible de l’aventure malrucienne qui ne privilégierait pas, qui ne met- trait pas en position dominante, le désir de peser sur son siècle ou de l’embrasser. Après tout, le jeune Malraux, le premier Malraux, le Malraux qui n’est ni le moins attachant, ni le moins séduisant, le Malraux de Royaume farfelu et de Lunes en papier, est tout sauf un écrivain engagé. Il dédie ses premiers livres à Max Jacob. Il ressemble davantage à un esthète gidien qu’à un aventurier façon Roger Stéphane. Ce Malraux farfelu, qui est déjà Malraux, est très étranger à l’engagement tel qu’il a structuré l’imaginaire et la conscience des écrivains et intellectuels du XXe siècle.
Voyez également le Malraux de 1941-1942. Voyez le Malraux qui, avant de se mettre, avec le panache et l’héroïsme que nous savons, au service de la Résistance, avant de prendre la tête de la brigade Alsace-Lorraine, passe la première partie de la guerre dans une sorte d’expectative. Prenez le Malraux de Roquebrune-Cap-Martin, le Malraux qui vit avec Josette Clotis et qui, tout en refusant obstinément et admirablement – les écrivains qui se tinrent à ce parti ne sont pas si nombreux – de publier et de signer la moindre ligne en France, tarde à entrer en Résistance. Ce n’est pas un écrivain engagé. Un jeune professeur de philosophie qui s’appelle Jean-Paul Sartre vient à bicyclette, avec sa compagne, Simone de Beauvoir, tenter de le convaincre de prendre les armes. Il va voir aussi Daniel Mayer. Il va voir André Gide à Cabris. Mais il vient surtout voir André Malraux, le grand Malraux, la conscience de l’intelligentsia du moment, pour l’exhorter à occuper le rôle immense que ses lecteurs innombrables lui ont, depuis longtemps, donné. Or Malraux l’écoute distraitement, hoche la tête et lui répond, en substance, que ce n’est pas le moment. Que fait-il pendant ce moment-là ? Il écrit la première version, pour les éditions Skira en Suisse, des Voix du silence, ce titre magnifique, cette œuvre majeure, mais qui n’est pas à proprement parler – c’est le moins que l’on puisse dire – une œuvre engagée au sens où nous l’entendons. Il écrit sa bio- graphie de Lawrence d’Arabie qui n’est pas non plus l’histoire d’un engagement ni même d’un homme engagé au sens où nous l’entendons ici. Il voit Drieu. Il joue avec « Bimbo », l’un des deux fils qu’il a eus avec Josette Clotis. Il est, à bien des égards, un écrivain désengagé.
Mieux encore. Indépendamment des péripéties biographiques, par-delà l’époque farfelue, au-delà de cette deuxième partie de la guerre – la première partie est celle de l’engagé volontaire, la deuxième celle de Roquebrune et c’est la troisième qui sera celle de la brigade Alsace-Lorraine – on sait qu’il y a un pan entier de l’œuvre de Malraux en général, de son imaginaire, qui se situe dans un écart résolu à l’univers de l’engagement, c’est-à-dire, au fond, de la circonstance. Le Malraux qui travaille sur «l’intemporel», le Malraux qui fabrique le concept génial de « musée imaginaire », le Malraux qui commence sa vie par le vol d’une œuvre si belle qu’il est prêt, pour elle, à mettre en péril sa liberté et jusqu’à son honneur et qui, ensuite, à l’âge de la maturité consacrera une énergie folle à organiser le dialogue d’une statue chinoise du IVe siècle avec un tableau de Goya, ou d’une toile du Tintoret avec une miniature birmane, le Malraux de l’hommage à Le Corbusier ou aux monuments de la Haute Égypte, ce Malraux-là se situe dans une autre temporalité, dans une autre histoire, qui n’est pas l’histoire ordinaire des hommes ou qui est plutôt une autre part de l’histoire des hommes : l’histoire de leurs imaginaires, pas le temps de leurs drames, de leurs souffrances et de leurs engagements.
Qu’on prenne les choses par la vie ou par l’œuvre, par la synchronie ou la diachronie, le fait est là. Il y a tout un pan de cette œuvre et de cette aventure qui ne se résume, qui ne se raconte, certainement pas dans les termes de l’histoire traditionnelle des écrivains engagés. A cause de cette par-là de sa vie et de son œuvre, Malraux est très loin, par exemple, de Sartre ou de Camus. L’idée même de « musée imaginaire » par exemple, le type de rapport au temps et à l’historicité qu’elle suppose, seraient absolument impensables sous la plume de Camus ou de Sartre. Et c’est assez pour rendre erroné un point de vue qui ferait de l’auteur des Antimémoires le prototype de l’écrivain engagé, un homme dont l’œuvre entière se réduirait à cela.
Et pourtant, en même temps, l’évidence, l’autre évidence, est là. S’il y a bien un écrivain qui, au XXe siècle, non seule- ment s’est engagé, mais l’a fait en prenant tous les risques, avec une détermination sans faille, avec une efficacité extra- ordinaire, c’est bien André Malraux.
Paul Nothomb rencontre Malraux en 1934 ou 1935 à Bruxelles. Malraux est venu faire une conférence sur ce nazisme qui, comme il le disait quelques mois plus tôt, à la Mutualité, à Paris, « commençait d’étendre sur l’Europe ses grandes ailes noires ». Il y a, dans l’assistance, André Gide qu’il connaît depuis quelques années. On demande à Gide de prendre la parole. Non, non, proteste-t-il. Je serais bien trop impressionné de parler après Malraux. Et Paul Nothomb de raconter l’air épouvanté du grand écrivain au spectacle de cet homme intense, ardent, tout entier dans le combat antifasciste, et qui, comme il l’avait déjà dit, avec la même épouvante, trente ans plus tôt, au moment de l’Affaire Dreyfus, à propos de Bernard Lazare, « met quelque chose au-dessus de la littérature ». André Gide a dit cela, donc, au sujet de Bernard Lazare quand celui-ci vient le trouver pour lui demander sa signature en faveur du capitaine Dreyfus. Eh bien il le dit, ou il le pense, je ne sais plus, une deuxième fois, en face de Paul Nothomb, à propos de ce cadet qu’il connaît bien, qu’il a accompagné, à Berlin, au moment de l’incendie du Reichstag, pour plaider la cause de Thaelmann et Dimitrov et qu’il retrouve donc, un an et demi plus tard, sur une tribune bruxelloise. Ce Malraux-là, ce Malraux qui épouvante Gide, ce Malraux qui place quelque chose au-dessus de la littérature, voilà l’écrivain engagé.
Je viens de citer Paul Nothomb dont le nom est évidemment familier à tous ceux qui sont ici. Il a été l’un des fidèles de Malraux. Il a été, surtout, son compagnon d’armes puisqu’il fut le premier mécanicien recruté pour l’escadrille España devenue ensuite, à son initiative à lui, Nothomb, et au moment de son intégration dans l’armée régulière espagnole, l’« escadrille André Malraux ». Paul Nothomb a souvent raconté – notamment dans un long témoignage que j’ai publié dans Les Aventures de la liberté – ce Malraux qui « met quelque chose au-dessus de la littérature », ce Malraux engagé et militant, ce Malraux grand écrivain mais aussi bon militaire. Ce que dit Nothomb – et c’est, évidemment, très frappant, très impressionnant et, pour un écrivain, tout à fait singulier – c’est que, lorsque Malraux s’engage, lorsque Malraux commande son escadrille, ce n’est pas un écrivain combattant, ce n’est plus un écrivain ou un cinéaste qui prendrait des vacances littéraires, c’est pleinement un aviateur, pleinement un commandant, c’est un mercenaire intellectuel, spirituel, mais aussi très physique, de l’armée antifasciste. Nothomb raconte l’art de com- mander de Malraux. Il raconte l’extraordinaire technicité de ses interventions, sa connaissance précise du fonctionnement des Potez ou des Latécoère qu’il était allé lui-même négocier dans des pays d’Europe centrale, dans des conditions sur les- quelles les biographes ne s’accordent pas tout à fait (il reste des zones de mystère). Technicité extrême… Connaissance précise des affaires militaires… Implication totale d’août 1936 à février 1937, la durée d’existence de l’escadrille, avec une flotte qui eut, selon les époques, entre deux et dix avions, entre vingt et trente combattants. Ce que montre très bien Paul Nothomb et ce que disent, au-delà de Nothomb, tous les témoins dignes de foi, c’est que Malraux ne fut pas seulement un aviateur sans ailes, un colonel sans grade, un mousquetaire vieilli – ni même un écrivain mettant ses actes en accord avec ses paroles. Il fut un combattant précis et attentif aux choses militaires. Il fut un combattant efficace. Tous les témoins s’accordent là-dessus.
Alors, bien sûr, il y a des faux témoins. Il y a eu des calomnies, des procès en sorcellerie, qui ont été instruits contre ce Malraux espagnol. C’est le témoignage de Roger Garaudy, par exemple, après la guerre, particulièrement mal- veillant, malfaisant. C’est le témoignage, également, de certains anciens communistes, qui furent les compagnons de Malraux et qui, au moment où il se convertit au gaullisme, ne le lui pardonnent pas et tentent de salir son passé espagnol. Mais l’essentiel des témoignages – les correspondants de guerre comme Herbert Matthews, les compagnons et les survivants de l’escadrille – s’accorde sur le fait que la guerre de Malraux ne fut pas une guerre d’opérette, mais une guerre efficace et que, sur un certain nombre de fronts, dans un certain nombre d’opérations militaires, notamment au nord de Madrid où l’escadrille réussit pendant quinze jours à arrêter la progression des troupes franquistes, Malraux et ses camarades ne se contentèrent pas d’une guerre en trompe- l’œil ou d’une bataille pour l’honneur. Donc un Malraux, non seulement impliqué, engagé, mais efficace et soucieux de cette efficacité. Ce souci de l’efficacité, cette attention extrême à ce qui était sérieux et à ce qui ne l’était pas (« sérieux » : le grand mot du Malraux de ces années-là), il les partageait avec un autre de ses grands contemporains, Ernest Hemingway. D’ailleurs il y a là, à mon avis, un vrai partage entre les uns et les autres. Et j’avoue être assez fasciné par ceux des intellectuels qui poussent le souci de l’engagement jusqu’à cette obsession du détail, de la tac- tique. Bref, voilà le Malraux qui nous intéresse. Celui de la guerre d’Espagne. Celui des grands combats antifascistes. Celui qui épouvantait le vieux Gisors que devenait, dans ces années, l’auteur de Si le grain ne meurt. Portrait de l’artiste en grand politique…
L’époque suivante, maintenant. Comme vous savez, le Malraux d’après la guerre, à la surprise générale, à la stupeur de tous ses contemporains, décide de rallier le gaullisme. Ce Malraux-là, de manière très énigmatique, renonce à ce statut de « grand écrivain de gauche » de l’époque, après tout très enviable, conquis de haute lutte, fruit de quinze ou vingt années d’œuvre et de vie, pour rallier le parti du général de Gaulle. Il sort de la Seconde Guerre mondiale, comme un pape de l’intelligentsia. Il est le « Coronel » rouge de la guerre d’Espagne, l’antifasciste historique, l’homme qui a été le compagnon de route des communistes, l’animateur des comités Amsterdam-Pleyel, du « Congrès pour la défense de la culture » de 1935. La jeunesse de Paris s’apprête à se reconnaître en lui, à le porter en triomphe. Or, d’un seul coup, pour des raisons qui furent longtemps très obscures, qui intriguèrent ses contemporains, ses anciens amis et, peut-être plus encore, les nouveaux amis qu’il venait rejoindre, il déclare qu’il a changé, qu’il croit à la nation, qu’il y a toujours cru et que sa place est, désormais, dans les meetings du RPF aux côtés de Jacques Soustelle et de Jacques Baumel ! N’est-il pas, après tout, un disciple de Barrès, se disent les observateurs ? N’a-t-il pas préfacé, jadis, le Mademoiselle Monk de Charles Maurras ? Ce communisme auquel il s’était rallié n’était-il pas une autre version, ou une forme abâtardie, de ce nationalisme ou, en tout cas, de cette reconnaissance du fait national à laquelle il se résout aujourd’hui ? Toutes les interprétations sont possibles. Ce qui est sûr c’est que l’on a là un Malraux qui renonce sinon à la littérature – encore que… – mais à la place qui était la sienne dans le jeu littéraire du moment, ce jeu dont parlait Roland Barthes et que j’évoquais en commençant ; ce qui est sûr c’est que le Malraux qui était, quelques années plus tôt, le compagnon d’Hidalgo de Cisneros, de Pietro Nenni, des grands anciens des Brigades internationales se fait donner, désormais, du « compagnon » par les godillots du premier gaullisme. Voilà encore le Malraux engagé. Voilà le Malraux qui, par fidélité à des idées et à un engagement, parce qu’il croit découvrir là la vérité de l’homme moderne, parce qu’il croit soudain que c’est ainsi qu’un homme comme lui peut voir s’accomplir son destin, parce qu’il reconnaît, sous le visage de la nation et du gaullisme, l’idéal auquel il avait cru sous le visage du communisme, voilà Malraux qui, donc, s’engage à nouveau. Voilà un Malraux qui, comme dans son époque compagnon de route, fonctionne comme un militant et « met quelque chose au-dessus de la littérature ».
En 1936 ou 1937, il avait choisi l’efficacité. Il pensait que la lutte antifasciste passait par le front uni des forces antifascistes et par le compagnonnage de route avec les communistes. Nous savons aujourd’hui qu’il savait, qu’il ne fut nullement aveuglé ou illusionné, et que c’est en pleine conscience qu’il a choisi de fermer les yeux sur les massacres des poumistes et des anarchistes dans les prisons espagnoles. Eh bien même chose au moment de la guerre d’Algérie, dans les années 50. Là encore, par fidélité à un camp, à un engagement, à la personne du général de Gaulle et au mythe qu’il incarne, il acceptera de ne pas dire tout ce qu’il pense, de sacrifier les nuances de sa pensée profonde au moment, par exemple, du Manifeste des 121 – certains ici le savent et s’en souviennent – ou des manifestations de ses pairs contre la torture. Là encore, c’est le deuxième Malraux qui apparaît : écrivain impliqué, engagé, qui « met quelque chose au-dessus de la littérature », parfois pour le meilleur et parfois aussi pour le pire, au risque de perdre un peu de sa vérité profonde et de sa vérité d’écrivain.
Alors la question c’est, à partir de là : que se passe-t-il entre le premier et le second Malraux (je ne parle évidemment pas du passage du communisme au gaullisme mais de l’autre passage, encore plus énigmatique, qui le fait aller de l’esthétisme désengagé à l’engagement) ? qu’est-ce qui fait que le « farfelu » laisse la place à l’« engagé » ? qu’est-ce qui fait que l’on passe de Lunes en papier au commensal du général de Gaulle aussi bien qu’au compagnon de route des staliniens ? Eh bien je crois qu’il n’y a pas vraiment de « passage ». Je crois que Malraux n’est jamais « passé » de ceci à cela, qu’il n’a jamais renoncé à l’un pour l’autre. Je crois que l’auteur de Royaume farfelu a toujours continué de vivre – d’une vie, certes, infime, imperceptible, insaisissable mais, parfois, d’une vie beaucoup plus visible, sous le Malraux gaulliste, ou sous le compagnon de route des communistes. Je ne crois pas, autrement dit, que l’un ait remplacé l’autre. Ce furent, dans la vie et dans les manifestations de ce personnage hors normes, comme deux fréquences, deux longueurs d’ondes très proches l’une de l’autre et, en même temps, très distinctes dans leur qualité d’émission mais qui, parfois, se recouvraient et se parasitaient. Pas d’étrangeté, donc. Pas de succession. Mais deux émissions, deux longueurs d’ondes assez profondément distinctes pour qu’il y ait énigme et, en même temps très proches. Comment peut-on être à la fois l’homme qui pense que le destin de l’humanité se joue dans le dialogue des œuvres et dans les voûtes du musée imaginaire, et celui qui croit que rien n’est plus important que de trancher entre un Latécoère et un Potez ou de choisir la rapidité de tir d’une mitrailleuse dont il allait chercher le modèle dans sa tournée de conférences aux États-Unis en 1937 ou 1938 ? Comment peut-on être les deux à la fois ? Comment peut-on être très profondément convaincu que rien ne compte plus que la métamorphose des œuvres et des formes et que rien n’est plus vital que de siéger à côté du général de Gaulle à la table du Conseil des ministres à partir de 1958 ? Com- ment passe-t-on de l’un à l’autre ? Comment peut-on être les deux à la fois ?
J’ai plusieurs hypothèses que je vous soumets un peu en vrac et sans trop savoir laquelle je privilégierais. Elles sont toutes vraies à la fois – peut-être certaines plus que d’autres. Je vous les livre.
La première hypothèse, la plus simple, et la seule dont je puisse témoigner directement, est, tout simplement, la générosité. On a souvent dit et célébré le sens et le culte de l’amitié de cet homme. Il fut attentif, non seulement aux grands de ce monde et à leur tracé biographique fulgurant, mais aussi à des hommes beaucoup plus humbles – les témoignages fourmillent dans tous les portraits de Malraux intime que nous avons pu lire depuis une vingtaine d’années jusqu’à celui, donc, de Paul Nothomb évoquant, non seulement les années espagnoles, mais la suite. Mais je crois que, par-delà l’amitié, c’était surtout quelqu’un d’extraordinairement généreux. Et, de cela, je peux témoigner car c’est là-dessus, sur ce thème-là et ce registre, que j’ai rencontré André Malraux. La seule fois de ma vie, en effet, où il m’a reçu, c’était en 1971, au moment de la guerre du Bangla-Desh. Il n’était plus ministre, mais il était encore une sorte de personnage officiel. Il était vieux, malade, dévasté par les excès divers d’une vie riche en alcools de toutes sortes. Or je venais de le voir, comme tous les Français, à la télévision, appelant à la constitution d’une bri- gade internationale pour le Bangla-Desh. J’avais vu apparaître ce beau visage bouleversant, pathétique, très vieux, convulsé – à la fois ravagé et d’une incroyable juvénilité, venant dire au « Journal parlé », comme on disait encore à l’époque, que le drame que vivaient les Pakistanais orientaux, les Bengalais, était pour lui l’image même de l’intolérable, qu’il n’était sans doute plus capable de piloter un avion, qu’il était encore moins capable d’être un bon fantassin, mais qu’il pouvait encore conduire un tank. Et j’avais demandé rendez- vous à son secrétariat et il m’avait donc reçu. Eh bien j’ai eu le sentiment, tout simplement, d’un homme généreux, c’est-à-dire capable de s’enflammer, comme dans sa jeunesse, pour une cause qui n’était pas son genre, pour des hommes qui ne participaient nullement des grandes affaires historico-mondiales. Le Bangla-Desh n’était pas le Proche-Orient. Il n’avait pas la bombe atomique. Il n’était pas le théâtre d’une de ces guerres majuscules, brahmaniques et majestueuses où l’on a le sentiment que le destin du monde se joue. C’était une guerre mineure et même une guerre maudite. C’était une guerre intouchable, au sens du système des castes. Mais cette guerre se déroulait dans des conditions particulièrement atroces et cela lui suffisait. Je rencontre donc André Malraux. La suite de l’histoire m’appartient (je l’ai racontée ailleurs). Mais ce qui me frappe, oui, c’est par-delà la politique, l’idéologie, etc., l’incroyable générosité de sa démarche et de son geste.
Il y a une deuxième explication à ce désir d’engagement. Je parlais tout à l’heure de Sartre. Eh bien Malraux était bien le fils de son temps, le frère de ses pairs et de ses contemporains, par un point au moins. Certes il n’était pas existentialiste. Certes, il était d’abord un artiste et un métaphysicien. Mais il partageait avec certains de ses contemporains, notamment Sartre ou Camus, une idée très simple qui a été au cœur de ce que l’on a appelé l’existentialisme et qui était l’idée qu’un homme est moins ce qu’il est que ce qu’il fait. Comme disait Sartre, dans une formule qui a fait florès, ce qui est important chez un homme, ce n’est pas son essence, ce n’est pas ce qu’il est dans une sorte d’intériorité muette, repliée sur elle-même et sur ses secrets, mais c’est son existence, c’est ce qu’il est dans le geste, dans le mouvement, dans l’élan, dans les procédures qui le raccordent au monde et l’élancent vers le monde. Ceci est la matrice, le germe de la philosophie sartrienne. C’est la conviction profonde d’Albert Camus. C’est celle de tout ce qu’on a appelé l’existentialisme. Eh bien c’est aussi celle de Malraux. N’est-ce pas, d’ailleurs, le thème d’un des procès les plus insistants qui lui ont été faits ? Tout ce que dit Malraux sur le petit tas de secrets, tout ce que l’on sait du peu d’intérêt qu’il se porte, tout ce qu’il a mille fois déclaré quant à la nécessité de réduire en soi, pour un écrivain, mais aussi pour un homme, la part de comédie, tout le mépris qu’il affectait d’éprouver à l’endroit des mirages de la subjectivité, tout cela n’était-il pas très proche de ce que disaient à la même époque des philosophes comme Sartre, Camus ou Merleau-Ponty ? Je ne sais pas si l’on peut parler d’influence. Je serais incapable de dire, y compris en ayant un peu travaillé la question, qui de Sartre ou de Malraux, et dans quel ordre, aurait la paternité conceptuelle de cela. Mais il y a, chez Malraux, cette idée sûrement au moins autant que chez Sartre. Il pense, lui aussi, qu’un homme n’est pas ce qu’il cache, qu’un homme n’est même pas ce qu’il est, que l’intériorité n’est pas une intimité, que la subjectivité n’est pas une intériorité, qu’un destin d’artiste qui se contenterait de faire l’inventaire de son âme et le voyage à l’intérieur de soi, serait un destin raté et que ce que peut faire de mieux un artiste, ce qu’il peut faire de plus grand et de plus fécond, c’est de sortir de soi dans une démarche que des philosophes comme Husserl et Heidegger, un peu avant, qualifiaient de « phénoménologique ». Se soumettre à l’effet, aux tumultes, aux grondements des choses, voilà l’objectif. La grande colère des faits, voilà l’école de Malraux, non plus pour des raisons de générosité, mais pour des raisons de métaphysique. Il y a un métaphysicien en Malraux qui pense que la vérité d’un homme ne précède pas ses actes, qu’elle n’est pas dissociable de la course du monde ou de son tumulte, qu’elle fait pièce avec cette course et ce tumulte. Celui-là était inévitablement un homme engagé. Il l’était, je le répète, pour des raisons de principe, de structure – parce qu’il n’avait, en d’autres termes, pas le choix.
Une troisième raison, enfin. Elle procède de ce que je viens de dire. Il y a parfois, après tout, une justice en littérature. Ou, en tout cas, une logique. Or il me semble que, dans le cas de Malraux, les meilleurs textes et, en particulier, les meilleurs romans, sont ceux qui ont été écrits sous la dictée du monde, sous la dictée des combats auxquels il a associé sa vie, sous la dictée de ses engagements. A propos de Sartre, j’ai démontré, ailleurs, comment la philosophie, dont on dit qu’elle a plombé ses romans, est au contraire ce qui les sauve. J’ai montré que ses premiers romans, avant Les Chemins de la liberté, étaient des romans mièvres, sottement lyriques, un peu niais, et qui n’étaient pas très différents d’un roman de Paul Bourget. J’ai dit comment c’est l’arrivée de la philosophie qui, d’un seul coup, les a, non plombés, mais allégés, qui leur a donné leur dimension, leur éclat et leur formidable originalité. Eh bien, d’une certaine manière, c’est vrai de Malraux. Quelle que soit l’émotion rétrospective que l’on puisse avoir – et, de cette émotion, je ne me lasse pas – à la lecture de Lunes en papier ou de Royaume farfelu, ce sont quand même des petites choses à côté de ce que deviendront le talent littéraire de Malraux, son génie, lors- qu’ils se mettront à l’écoute de cette colère du monde, de ce tumulte des choses. On peut avoir ses préférences. Mais, quand on met d’un côté L’Espoir, La Condition humaine et, même, Le Temps du mépris – dont je tiens certaines pages, comme la mort de Kassner, au nombre des grandes pages de la littérature de l’époque – et, de l’autre, les textes du jeune Malraux, eh bien on a beau dire que le temps a passé, que c’est la maturité qui est arrivée, etc., c’est réellement une autre œuvre et qui a une autre allure ! Et ce qui s’est produit pour que cette autre œuvre advienne, c’est, qu’on le veuille ou non, l’arrivée de la politique, l’engagement, l’implication fervente, passionnée, physique, de tout l’être dans le monde. On a dit que L’Espoir était écrit comme un reportage. Ce n’est pas vrai. C’est de la littérature. Mais au sens que je viens de dire. Au sens de cette co-présence du littéraire et du politique. Je peux vous donner un autre exemple. Celui des Noyers de l’Altenburg. Le livre est écrit, pour partie, sous la dictée des souvenirs de tout ce qui touche à la Seconde Guerre mondiale, celle que Malraux a faite – et, pour partie, en fonction de la mémoire d’une guerre qu’il n’a pas faite et qui est la guerre de 1914-1918. Eh bien si on met en rapport ceci et cela, les pages qui concernent la Première Guerre mondiale et celles qui concernent la Seconde, il me semble que les premières qui sont « purement » littéraires, qui portent sur une guerre qu’il n’a pas connue, qu’il n’a pas vécue, qui n’ont pas été écrites donc sous la dictée d’un engagement et qu’il est condamné à imaginer, sont les plus convenues du livre. Et je trouve que les plus fortes, les plus littéraires, les plus romanesques, sont celles qui ont été écrites sous la dictée de l’expérience, de l’aventure personnelle et, encore une fois, de l’engagement…
C’est Gaëtan Picon qui, au fond, dans son livre sur Malraux, disait que Malraux n’avait pas d’imagination. C’est paradoxal s’agissant de quelqu’un qui passe pour un mythomane qui n’aurait cessé, sa vie durant, d’embellir la réalité. C’est bizarre quand on pense à tous les pisse-froid qui n’ont cessé de renifler ses traces pour faire la part de cet éventuel embellissement. C’est paradoxal mais c’est, pourtant, la vérité. Ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, dans l’œuvre littéraire de Malraux, c’est ce qui lui vient de sa vie et de cet entrelacs bizarre qui n’appartenait qu’à lui entre l’œuvre et la vie, entre la vie rêvée et l’œuvre vécue, entre les gestes et les textes, ce mixte de gestes et de textes que j’ai appelés, ailleurs, les « gextes » malruciens. Tous les crétins diront que l’on a peine à discerner ce qui fait partie du vrai et ce qui est de l’ordre de la fable, du journalisme chimérique. En fait, tout le génie de Malraux est là. Et ce qui est sûr c’est que, loin de détourner Malraux de son art, la politique, le désir d’engagement, n’ont cessé, au contraire, de l’y reconduire. C’est l’autre raison : si Malraux s’est engagé, s’il n’a cessé de s’engager, c’est parce que, dans cette confuse conscience que les artistes ont d’eux-mêmes, dans cette façon qu’ils ont d’entendre leur propre voix avec la gorge, de l’intérieur, Malraux a compris qu’il n’était jamais si grand, littérairement parlant, que lorsqu’il prenait le détour de l’action et de l’engagement.
Bref, la première raison c’est la générosité ardente de cet homme. La seconde c’est cette métaphysique de l’action, si hostile à l’idée même d’une œuvre secrète, retenue, confite dans l’intimité de soi – c’est le fait, si vous préférez, que Malraux était un personnage public au sens très fort, total, du terme (même si, par ailleurs, il était, bien entendu, terriblement cloisonné). Eh bien la troisième raison c’est la logique profonde de l’œuvre, la conscience sourde de ce en quoi elle pouvait atteindre à l’excellence, au génie.
Et puis il me vient une dernière raison encore. C’est une idée que j’avais développée dans Les Aventures de la liberté. La France, disais-je, est un pays bizarre où tous les grands politiques se vivent comme des écrivains manqués et tous les grands écrivains comme des politiques ratés. C’est ce pays très spécial où il y a un perpétuel chassé-croisé de la plume et de l’épée, un malentendu, un croisement permanent, une nostalgie chez les uns et chez les autres de ce destin à côté duquel ils ont le sentiment d’être passés. Vous aviez, en Grèce, le dialogue de Denys de Syracuse et de Platon. En France, c’est Voltaire et Catherine II, Chateaubriand et Napoléon, Auguste Comte et Napoléon III. C’est cette recherche, chez les uns et chez les autres, chez les hommes d’action et chez les écrivains, d’une sorte de double, de jumeau, de correspondant dans l’autre règne. C’est très clair avec Auguste Comte et Napoléon III, l’un cherchant l’autre, l’autre l’un, dans un jeu de doubles où chacun est comme un représentant de l’autre dans le règne qu’il a manqué. C’est très clair avec Chateaubriand et Napoléon – encore que cela veuille plus dire, pour le coup, rupture que connivence. Et puis vous avez le cas de Malraux et Trotski – vous avez le spectacle incroyable de ce jeune homme qui, avec un culot extraordinaire, va trouver Léon Trotski et, sans gêne aucune, voit ledit Trotski le traiter d’égal à égal, l’interroger sur son expérience de la révolution, lui opposer la sienne qui n’a même pas l’air d’être plus instruite ni plus légitime : « oui ? vous croyez ? c’est votre avis, vraiment, sur les batailles de l’Armée rouge ? je vous écoute, cher Monsieur Malraux ; vous êtes un tel expert ; je suis un tel admirateur de La Condition humaine ; vous en savez telle- ment plus long que quiconque sur l’art et la technique militaires ! » Et vous avez enfin – plus net encore – le couple Malraux-de Gaulle qui pousse à l’extrême ce chassé-croisé de la plume et de l’épée. Car enfin, à la question de tout à l’heure, à la question de savoir ce qui s’est passé dans la tête de Malraux pour qu’il décide de faire ainsi abandon de toute la gloire, de toute l’autorité, de cette extraordinaire souveraineté qui était la sienne en 1945, sur l’autel du gaullisme triomphant, il y a bien sûr les réponses qui disent sa fascination pour l’homme, son nationalisme, la découverte des crimes du communisme sur lesquels il avait choisi de fermer les yeux dans les années 30 et dont il s’avise, soudain, de manière si décisive. Mais il y a aussi ce sentiment miraculeux qui a dû être le sien (en même temps que celui du général de Gaulle) d’avoir enfin trouvé ce double manquant, ce correspondant rêvé, ce jumeau impossible dans l’autre ordre.
Bertrand Poirot-Delpech a écrit, il y a quelques années, puis joué à la Comédie-Française, une belle pièce sur les rapports entre Malraux et Drieu. On voyait bien comment, au fond, c’était la même histoire. Cette même histoire était réussie dans le cas de Malraux et ratée, de manière ô com- bien misérable, dans le cas de Drieu. Cette histoire, c’était quoi ? La recherche éperdue de ce double. La quête du double perdu. La course après ce correspondant, ce jumeau. L’un a trouvé son « homme à cheval » sous la figure maléfique de Doriot. L’autre, quelles que soient les réserves que l’on pouvait avoir et que l’on peut encore avoir – cela va sans dire dans mon cas – à l’endroit du corps doctrinal du gaullisme, l’a trouvé sous la figure lumineuse du général de Gaulle, de l’homme du 18 Juin. C’est la dernière raison. C’est le miracle de la vie de Malraux. Il a passé sa vie à courir après cet équivalent de soi-même, sur l’autre rive, dans l’autre vie, dans l’autre règne, après quoi Drieu courait aussi. Sauf que lui l’a trouvé. Cette recherche de son propre double, cette recherche de cette seconde âme qu’aucun écrivain ne peut se résigner à ne pas savoir loger dans le même corps, son propre corps, anima et occupa sa vie – mais il en vint à bout. Et cela, cette recherche, puis cette euphorie d’avoir trouvé, ne sont sûrement pas pour rien dans ce désir d’engagement qui nous fascine tant.
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