Je ne vais pas, cher Jacques-Alain Miller, parler en médecin, ou en praticien de quelque sorte que ce soit – mais en philosophe. Je vais proposer quelques remarques de philosophe autour de cette question du secret, et du droit au secret, qui vous rassemble aujourd’hui.
Première remarque. Je vais peut-être vous décevoir. Mais je ne pense pas qu’on puisse, sans nuance, sans précaution et sans tenter au moins de complexifier un peu la notion, réclamer « le » droit au secret. Car enfin le droit au secret c’est aussi, tout de même, un droit que revendiquent les gouvernants. C’est un droit, ce droit au secret, qui veut aussi dire le droit à l’étouffement de la vérité, le droit à la clandestinité de l’action publique. C’est un droit qui est inscrit dans tous les traités de gouvernementalité, les meilleurs et les plus honorables comme les pires et les plus effroyables. Je pense, par exemple, à un traité du XVIIIe siècle que Michel Foucault a commenté, le traité de l’Abbé Dinouart, de 1771, qui s’appelle L’Art de se taire. Eh oui… L’art de se taire, l’art d’étouffer la vérité, l’art de créer des secrets et de s’y tenir, cet authentique art du secret s’inscrit au cœur même de l’action du bon mais aussi du mauvais gouvernement. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, je vous le rappelle quand même, la dernière en date des révolutions démocratiques du XXe siècle s’est faite sous le chef de la glasnost, de la transparence, de l’ouverture de la boîte à secrets. Ne pas oublier cela, jamais.
Autre remarque préliminaire. Il ne faut pas perdre de vue que cette affaire de secret, cette notion, ce mot même, de secret, cette thématique du secret, c’est une thématique qui, dans la pensée française, dans la culture européenne en général, est une thématique pour le moins radioactive. Philippe Muray a montré, jadis, dans un livre qui s’appelait Le XIXe siècle à travers les âges, comment l’obsession du secret, c’est-à-dire l’obsession de l’occulte, c’est-à-dire la réflexion sur l’Histoire pensée en termes de secret, d’occulte et de complot, a fini par nourrir quelques-unes des pages les plus sombres du XIXe siècle, puis du XXe siècle, occidentaux. C’est vrai aujourd’hui encore. Et ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment cette obsession fut perçue par l’inventeur de la psychanalyse. Il lui est arrivé, notamment dans ses Nouvelles conférences, d’avouer sa « secrète inclination » – je crois que c’est sa formule – pour l’occulte. Il s’est trouvé entouré par toute une série d’hommes qui sont allés au- delà de la secrète inclination et ont été fortement impliqués dans cette thématique. Je pense évidemment à Jung, mais pas seulement. Je pense à Fliess, à Jones, à Ferenczi, dont les premiers textes portent sur ces questions du spiritisme et de la magie. Donc ce n’est pas à vous que j’apprendrai avec quelle énergie Freud assène sa mise en garde contre « la marée noire de l’occultisme » et insiste sur le fait que l’inconscient ce n’est pas le secret ; que le refoulé, ce n’est pas l’occulté ; que l’inconscient c’est du crypté dans de l’énoncé, du caché dans du texte, mais que ce n’est pas du secret au sens où l’entendent Jung ou le premier Ferenczi. Donc mise en garde encore, me semble-t-il, face à cette thématique-là et à ce qu’elle peut avoir d’éminemment toxique. Mise en garde absolument nécessaire, si l’on veut parler de tout cela sérieusement.
Et puis enfin la dernière raison qui me rend prudent et qui fait qu’il faut tout de même s’armer d’un peu de méfiance par rapport à cette affaire de secret, c’est ce que j’ai retenu de la fréquentation de la pensée de Sartre. Vous savez avec quelle insistance il dit que la liberté d’un homme ne se joue pas dans la fidélité à ce qu’il est ; qu’elle ne se joue pas non plus dans la fidélité à ce qu’il cache – ce qu’un autre de ses contemporains appelait le misérable tas de secrets… ; mais qu’elle se joue dans la facticité de ce qu’il fait, dans l’actualité, toujours vive et toujours réinventée, de son acte et de la rencontre de son être pour soi et de son être dans le monde. Sartre qui déclarait, avec l’insolence que vous savez, sa joie d’être « délivré de la vie intérieure »… Sartre clamant qu’il était enfin libéré des sortilèges d’une pensée Proust qu’il n’était pas loin de confondre avec celle de Paul Bourget… Sartre qui avait peut-être un peu tendance, donc, à confondre Proust et Bourget mais qui m’a légué – et j’y tiens – cette méfiance redoublée, réitérée, à l’endroit de cette thématique du secret.
Donc, pour commencer, ces réserves.
Alors il est évident, bien sûr, que le contraire est au moins aussi vrai. Il est évident que le contraire est même, tout bien considéré, encore plus vrai et que c’est même, présentement, à l’heure où nous parlons, ce qui nous menace le plus.
Si les gouvernants gardent le secret sur leurs forfaits, ils se renseignent en revanche sur nos activités. Le secret pour eux, l’intelligence pour les autres. Le secret pour leurs menées, la lumière pour leurs gouvernés. Tout ce qui vient d’être dit depuis un moment que je suis là, tout ce que j’ai entendu, en témoigne avec beaucoup de précision et d’éloquence. Et c’est incontestable.
Plus précisément, plus profondément, nous savons aujourd’hui, après les expériences effroyables du XXe siècle, que le totalitarisme a à voir avec la transparence, avec la lumière, la toute lumière, autant qu’avec l’opacité et l’ombre. Le totalitarisme a à voir avec ce désir de lumière dans les âmes. Il est une torche mise, ou supposée mise, dans les âmes et dans leurs secrets. C’est une des thèses qui, dans La Barbarie à visage humain, il y a trente ans, m’ont probablement coûté le plus cher. C’est l’histoire fameuse de ce député conventionnel qui, le 8 thermidor au soir, sur son banc, à l’instant où paraît Robespierre à la tribune, sursaute. Son voisin lui demande : « pourquoi diable sursautes-tu ? » Et le député de répondre : « parce que Robespierre est là et qu’il va penser que je pense quelque chose ». L’histoire est terrible mais elle est récurrente. Des histoires comme celle-ci, je pourrais en raconter dix. Au cœur de tous les projets totalitaires, il y a cette traque à l’intime, au for intérieur, au secret. Au cœur des fascismes, il y a ce que Bernanos, citant L’Espoir de Malraux, appelait la « conspiration contre la vie intérieure ». Pas de totalitarisme, quelle qu’en soit la couleur, pas de despotisme, jusque dans ses formes les plus barbares et les plus récentes, qui ne passent par cette conspiration contre la vie intérieure, par cette conspiration contre la confidence ou la confidentialité. Il y a quelqu’un d’ailleurs à cette tribune, je pense à Edwy Plenel, qui a fait, si j’ose dire, l’expérience du secret sur les deux versants de son rapport au pouvoir, ou au surpouvoir, ou au pouvoir en chemin vers le surpouvoir. Il a fait l’expérience du premier quand il menait, pour Le Monde, ses investigations sur l’affaire du Rainbow Warrior et sur quelques autres affaires du même tonneau : il a eu affaire, alors, avec cette volonté d’étouffement des affaires, avec cette volonté de mise au secret des secrets d’Etat qui est le premier versant de la mauvaise gouvernementalité. Et puis il a eu à faire face, et il a encore à faire face aujourd’hui, à cette indiscrétion monstrueuse qui est aussi le propre de l’Etat lorsqu’il prétend traquer, faire lumière sur l’intimité de chacun ou de quelques-uns, de quelques-uns pour l’instant et de tous, ce qu’à Dieu ne plaise, un jour. La France des « écoutes » est une France qui fait la chasse au secret – c’est tout aussi incontestable.
Alors, bon. Si ces deux choses sont vraies, si les deux aspects de ce droit au secret sont exacts, alors il me semble et je voudrais le dire en quelques mots très brefs, il me semble que nous sommes invités à un petit travail conceptuel, à un petit travail de refonte épistémologique sur cette idée même de secret. Il me semble que, pour que votre mot d’ordre, pour que votre combat pour le droit au secret, soient valides et échappent aux possibles écueils que j’ai évoqués pour commencer, il faut quelques opérations conceptuelles. On ne va pas les détailler aujourd’hui, naturellement. Mais on peut donner une ou deux indications.
Par exemple, il me semble qu’il faut essayer de sortir du face-à-face, conceptuellement absurde et politiquement ruineux, entre le « tout dire » et le « ne rien dire ». Et, sur ce front-là, je pense que vous êtes particulièrement bien équipés, vous, les freudiens, et notamment les lacaniens, avec le concept de « mi-dire ».
Par exemple aussi, il me semble que, pour poser cette question du droit au secret dans des conditions épistémologiquement convenables, il faut sortir du face-à-face dont se nourrissent, et cette bascule entre les deux conceptions du secret, et la façon dont les gouvernants ou les tyrans parviennent à s’en emparer – il faut sortir du face-à-face entre le voilement et le dévoilement. Il y a un texte de Heidegger qui se trouve dans Question III et qui s’appelle « Sérénité ». Il pose cette question du secret et il dit, en gros : la question du secret, c’est-à-dire la question du rapport entre son voilement et son dévoilement, est analogue à – et doit être posée dans les mêmes termes que – la question du rapport entre l’oubli et le découvrement, le Léthé et l’Aléthéia. Liquidation de l’oubli : position sophistique. Fixation à l’oubli, à l’ineffable d’un être qui s’effacerait à jamais dans un retrait ontologique : position métaphysique. Si on ne veut tomber ni dans la position sophistique ni dans la position métaphysique, insiste Heidegger, alors il faut voir l’apparaître comme un mode d’être du secret, l’oubli comme un mode d’être de l’alétheia, et vice versa, à l’infini.
Et puis, je crois surtout, et c’est ça le plus important, que si on veut échapper à cette bascule, le vrai travail à faire est un travail qui désontologiserait cette affaire de secret. Il y a eu un livre de Pierre Boutang, il y a trente ans, qui s’appelait Ontologie du secret. Pierre Boutang était un grand intellectuel. Mais c’était par ailleurs un maurassien et quelqu’un avec qui je ne me sentais – c’est peu dire – guère d’affinités. Il écrit donc ce livre qui s’appelle Ontologie du secret. Et il nous donne, ce faisant, et comme a contrario, la voie à suivre. Un troisième travail conceptuel qui consisterait à désontologiser cette question du secret ; un travail qui nous dirait comment, au fond, le vrai secret dans cette affaire de secret c’est qu’il n’y a pas de fond et pas de secret ; un travail dépassant, dans l’analyse de la question du secret, cette verticalité dont Sartre et, après lui, l’antihumanisme théorique des années 60 et 70, nous ont appris à faire justice ; un travail qui substituerait à cette verticalité de la relation entre une surface et une profondeur qui peu à peu affleurerait et reviendrait à la surface, un tout autre dispositif que j’ai envie de qualifier d’horizontal et qui verrait coexister des poches de singularité, des poches de subjectivité, qui, quelle que soit leur définition, quelle que soit la profondeur dont elles sont dotées ou non, quelle que soit l’obédience philosophique de chacun, auraient pour propriété d’être bien isolées, bien distinguées, de toutes les autres. Au fond, parler du droit au secret et en parler d’une manière opératoire consisterait à revenir à l’étymologie même du mot. Secret veut dire discret, veut dire discernere, veut donc dire séparer, distinguer. Oui, voilà, séparer en unités discrètes, distinguer des unités isolées les unes des autres et n’accédant les unes aux autres que lorsque s’opère une expérience de visage à visage et que les singularités décident de communiquer, de faire connaissance. Droit au secret, dans cette perspective, ne veut plus dire s’enivrer d’une espèce de profondeur mystique et ineffable. Mais : supposer, autour de chacun, une sorte de sphère invisible et inviolable qui fait de lui un être discerné, un être séparé, par conséquent un être secret.
Et puis enfin, dernière remarque. Comme il ne suffit pas de créer autour de chacun un espace séparé, il faut veiller sur cette séparation et il faut, pour cela, des institutions ou, plus exactement, des veilleurs, des gardiens, oui, des gardiens du secret, des gardiens de cette sphère invisible et inviolable autour de chacun – ces gardiens vous les avez nommés, ils sont représentés autour de cette tribune : ces gardiens du secret, ce sont les avocats, ce sont les journalistes, ce sont les médecins et il ne nous manque, aujourd’hui, qu’un représentant de la quatrième catégorie de gardiens du secret – les prêtres, les confesseurs.
Voilà. Nous y sommes. Ce qui apparaît aujourd’hui et ce qui fait que nous sommes rassemblés, c’est qu’il y a péril sur chacune de ces maisons du secret.
Péril sur la maison des avocats ? Il suffit – je ne sais pas si mon ami Thierry Lévy en a déjà parlé, mais j’imagine que oui – que pointe le soupçon d’une complicité éventuelle entre l’avocat et son prévenu pour que soit mise en cause l’inviolabilité du secret dont il est le porteur.
Péril sur la maison des journalistes ? Le journal auquel je collabore chaque semaine, Le Point, en est témoin : des journalistes, parce qu’ils refusent de céder sur ce droit imprescriptible qu’est, pour un journaliste, le secret de ses sources risquent aujourd’hui de lourdes sanctions pénales.
Péril sur la maison des médecins ? Nous l’avons vu, ô combien, l’année dernière au cours de ce combat que nous avons mené ensemble et que nous sommes encore en train de mener : c’est le risque que Jacques-Alain Miller indiquait tout à l’heure ; c’est le risque de ce que Michel Foucault appelait, parodiant le titre de Fichte, l’« Etat médical ouvert ». Oui, il y aujourd’hui des projets d’Etat médical ouvert qui créent un troisième péril sur la maison du secret.
Et puis enfin une affaire dont les hasards de la vie m’ont permis d’approcher et qui me semble être plus caractéristique encore que l’affaire islandaise, l’affaire du peuple cobaye en Islande, dont on nous a si drôlement et si affreusement parlé tout à l’heure. C’est un arrêt de la Cour de cassation de décembre 2002 portant sur une affaire de pédophilie dans l’Eglise. Un prêtre accusé de pédophilie est traduit devant l’officialité diocésaine de Lyon. Le plaignant estime que la procédure ne va pas assez vite et qu’elle s’enlise. Il saisit un tribunal civil. Il saisit plus exactement un juge d’instruction de Nanterre. Le juge d’instruction confisque à l’officialité diocésaine les disquettes plus ou moins liées à cette affaire et, au passage, fait main basse sur des informations touchant à l’intime de personnes impliquées ou non dans l’affaire. Et la Cour de cassation rend alors un arrêt, en décembre 2002, qui dit que la question du secret dans le face-à-face auriculaire entre le prêtre et son fidèle, cette question qui est presque aussi ancienne, à quelques siècles près, que la question du serment d’Hippocrate, la question de ce secret-ci est à la discrétion du juge.
Il y a aujourd’hui, sur ces quatre fronts-là, sur le front des prêtres et de la confession, des malades et de leur médecin, des avocats et de leur client, des journalistes enfin et de leur devoir d’informer, un véritable combat qui se mène. Un combat contre tous ceux-là, d’abord. Un combat contre la discrétion et pour l’indiscrétion. Un vent d’indiscrétion féroce qui souffle sur nos sociétés. Et, face à cela, un autre combat qu’il faut livrer, une contre-offensive qu’il faut mener et qui doit absolument l’emporter. Pour tous ceux qui, à la question de savoir s’il faut défendre la société ou s’il faut défendre les sujets qui la composent, pour
tous ceux qui, quelque définition qu’ils se donnent du sujet, qu’ils s’en donnent une définition humaniste traditionnelle ou une définition différente et plus moderne, répondent, sans hésiter, que c’est les sujets qu’il faut défendre et qu’il faut les défendre contre l’indiscrétion de la société, pour tous ceux qui, ici et ailleurs, s’inquiètent de ce renversement du Panoptique auquel nous sommes en train d’assister et qui fait que la règle (la menace ?) n’est plus, comme chez Bentham, le regard du Prince sur ses sujets, mais celui de chaque sujet sur le Prince et sur chacun des autres sujets, pour tous ceux-là s’impose aujourd’hui un devoir : la même ardeur que vous avez mise, cher Jacques-Alain Miller et vous tous, l’an dernier, à vous battre, contre le plan Cléry-Melin et l’amendement Accoyer, il faut la mettre à défendre les avocats, les journalistes, les médecins et les prêtres dans ce devoir de conservation du secret.
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