Le 12 mars 2008.
C’est vous le dépressionniste, cher Michel, et c’est moi qui vais être le rabat-joie de service.
Car, contrairement à vous, je n’ai aucune, mais alors vraiment aucune, envie ni d’être russe ni de retourner en Russie.
J’ai aimé une idée de la Russie.
J’ai défendu, et aimé, cette idée de la culture russe que, dans les années 1970 et 1980, invoquaient, pêle-mêle, Soljenitsyne et Sakharov, les slavophiles et les européistes, les disciples de Pouchkine et ceux de Dostoïevski, les dissidents de droite, de gauche et ceux qui, comme disait le mathématicien Leonid Pliouchtch, n’appartenaient ni à un camp ni à un autre mais au camp de concentration et dont je prenais la défense pendant que mon père, dans l’épisode que je vous ai raconté, signait (ou plutôt ne signait pas, décidait de ne pas signer) ses contrats avec les représentants de la Branche Bois du Gosplan.
Mais ce que la Russie est devenue, ce qui est apparu de la Russie quand l’effondrement du communisme, sa débâcle, les montagnards comme votre père auraient dit (car c’est le vrai sens du mot débâcle) son dégel ou sa fonte, l’ont révélée à elle-même et au monde, la Russie de Poutine, celle de la guerre en Tchétchénie, la Russie qui assassine Anna Politkovskaïa dans l’escalier de son immeuble et celle que la même Anna Politkovskaïa, juste avant d’être assassinée, décrit dans ce beau livre qu’est Douloureuse Russie, la Russie des bandes racistes qui coursent, en plein Moscou, les Russes « non ethniques », la Russie qui fait la chasse aux Chinois à Irkoutsk, aux Daghestanais à Rostov, la Russie qui, ailleurs, persécute ceux qu’elle appelle les « Tchionye », en français les « basanés », la Russie qui a le culot d’expliquer au monde qu’elle n’a rien à faire de la démocratie et des droits de l’homme car elle a sa démocratie à elle, sa démocratie spéciale, locale, absolument pas alignée sur les canons et les droits occidentaux, la Russie dont une des spécialités est ce parti dit des « Nachi », autrement dit « les nôtres », qui est, pour appeler les choses par leur nom, un parti stalino- hitlérien, la Russie qui, au passage, est en train de redonner une nouvelle
jeunesse aux pamphlets antisémites européens des XIXe et XXe siècles, la Russie qui fait un best-seller d’une stupide Liste des Juifs masqués où se trouvent encharrettés, pêle-mêle, Sakharov, Trotski, de Gaulle, Sarkozy ou Ioulia Timochenko, l’égérie de la révolution orange en Ukraine, la Russie qui, puisque vous me parlez de musique, met en couverture d’un de ses magazines populaires la chanteuse Irina Allegrova relookée en gardienne de camp SS et tenant en laisse un molosse, la Russie qui, quand elle ne croit pas à ces idioties, ne croit à rien, vraiment à rien, juste la religion du marché, de la consommation et des marques, cette Russie dont j’ai eu l’impression, la dernière fois que j’y suis allé, qu’on lui avait fait un lavage de culture et de cerveau, cette Russie où Anna Politkovskaïa, toujours elle, trouvait que le plus désespérant était son côté amorphe, passif, sa façon de s’accommoder par exemple de n’avoir quasiment plus de Code du travail et de voir ses ouvriers traités comme des chiens, cette Russie qui, à part ça, et sortie des boîtes de nuit où vous êtes allé rire et danser avec Frédéric, croupit dans une misère terrifiante, cette Russie où, non moins qu’au temps du communisme, on est prêt à trahir père et mère pour pouvoir voler un balai, une bassine, un robinet mal vissé ou, comme dans L’Achat du cuivre de Brecht, des bouts de ferraille, la nuit, dans les chantiers déserts, abandonnés par des oligarques en fuite ou en prison, cette Russie-là, franchement, non seulement elle ne me fait pas envie, mais elle me fait horreur – et, non seulement elle me fait horreur, mais elle me fait même peur car j’y vois un destin possible des sociétés capitalistes avancées : autrefois, du temps de vos « Glorieuses », on terrorisait les bourgeois en leur annonçant que le communisme brejnévien n’était pas un archaïsme propre à des sociétés lointaines mais que c’était notre avenir ; eh bien nous nous trompions ; ce n’est pas le communisme mais le post-communisme, le poutinisme, qui était, qui est peut-être, le banc d’essai de notre avenir.
Mais vous savez tout cela.
Vous le savez au moins aussi bien que moi.
(Source : Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis Publics, Paris, Flammarion et Grasset, 2008.)
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