Louis Aragon et Bernard-Henri Lévy
Bernard-Henri Lévy admire depuis sa jeunesse l’écrivain Louis Aragon. Il admire, par exemple, la déclaration d’Aragon dans Le Con d’Irène : « Je ne pense pas sans écrire : je veux dire qu’écrire est ma méthode de pensée. » Il admire, surtout, Aurélien, bel autoportrait et beau portrait à la pointe sèche d’une époque et d’une génération. Grande figure de l’histoire des intellectuels français au XXe siècle, Aragon confirme, aux yeux de Bernard-Henri Lévy, qu’« on peut être un militant du pire et un artiste de talent » (dans Questions de principe VI : Mémoire vive). Autant la violence verbale du premier Aragon, celui des manifestes et des shows surréalistes, le laissent perplexe, autant sa soumission totale, par la suite, à la ligne du Parti communiste – « Aragon écrit La Semaine Sainte au moment même où il couvre, de son autorité immense, la répression poststalinienne » (Idem) – pose, à son sens, le problème de savoir « quel est, chez Aragon, le secret de l’impunité : le Parti ? Un narcissisme à toute épreuve ? Le grand amour (mais oui !) ? Ou, tout simplement, le génie ? » (Idem). Mais, sous le paradoxe de l’intellectuel engagé, Bernard-Henri Lévy voit aussi le romanesque de toute existence humaine. Il est sensible aux névroses des grands écrivains. Il cherche, en particulier, à comprendre comment certains de ces écrivains « échappent, de toute façon, à leur enfance ; comment Malraux, Drieu, Aragon construisent leur œuvre, non dans la fidélité, mais dans le reniement de l’enfant qu’ils ont été ; comment ils rompent, tous, avec l’inconsciente pédophilie d’une part du milieu littéraire » (Idem).
Bernard-Henri Lévy à propos de Louis Aragon
« J’ai rencontré Louis Aragon, un soir de 1976, rue des Saints-Pères, à la hauteur du bar où j’avais l’habitude de prendre un dernier thé avant de rentrer me coucher. Il avait un grand manteau de laine blanche. Un feutre à large bord. Il marchait d’un pas vif, les épaules en avant, les yeux fixés au sol, avec une claudication qui m’a surpris. Le hasard voulut que je fusse précisément en train de me préparer à jouer le rôle de Paul Denis dans une version télévisée, adaptée par Françoise Verny, de son Aurélien. Je l’ai donc arrêté. Je lui ai dit : « Voilà… pardon… il se trouve que je suis en train… » Il m’a regardé d’un air étonné. Puis, dur. Puis subitement attendri, quand je lui ai répété que c’était bien de Paul Denis qu’il s’agissait. On a parlé du film. De Françoise Verny, qui lui avait, en effet, parlé de moi. La conversation a duré dix minutes. Peut-être cinq. Mais j’ai eu le temps, pendant ces cinq minutes, d’observer le visage de l’un des écrivains que j’admirais alors le plus.
Pas d’erreur. C’était bien lui. C’était bien le très grand poète, tel qu’en lui-même le temps ne l’avait pas changé. On racontait tant de choses à son sujet. Il courait tant de légendes folles sur les escapades nocturnes du clown fantôme, du veuf, de l’inconsolé, en quête, disait-on, d’un avatar ultime. Eh bien non. C’était lui. Toujours lui. C’était le révolté, le facétieux, le fou d’Elsa, le fou tout court. C’était son regard clair et son port orgueilleux. Sa chevelure d’anar et son allure de vieux dandy. Il avait, malgré les rides, malgré ses mains tavelées et sa silhouette un peu tassée, l’air qu’il devait avoir lorsque, quarante ans plus tôt, il entrait avec Sadoul dans les bars de Montparnasse et qu’il en ressortait, après chahut, encadré par les gendarmes. C’était le même, oui. À la réserve près – et il le savait – que planait au-dessus de lui, comme une dernière farce, l’ombre du Parti qui veillait sur lui. »
Les Aventures de la liberté, Grasset, 1991, pp. 244-245.
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