Tous ceux qui ont la chance d’être allés quelquefois à Venise y ont leurs « champs magnétiques » (André Breton et Philippe Soupault, 1920) où les guident irrésistiblement leurs « pas perdus » (Breton encore, mais 1924). Pour moi, c’est la Fenice, été 1966, découverte de la ville, choc nerveux et amoureux, ruissellement de splendeurs, début de la grande aventure. C’est le musée Correr à cause de cette pietà de Cosme Tura qui foudroya Antonin Artaud et dont j’ai passé ma vie à oublier et redécouvrir le Christ aux pommettes trop hautes, au visage étrangement féminin greffé sur un torse musculeux et à la jambe prise dans une guenille qui semble un bas effrangé. C’est, sur les Zattere, face à la Salute, La Calcina, que hante l’un de nos grands vivants, Philippe Sollers, et où une plaque dit : « Ici, au troisième étage, en vue du Redentore, pendant plus de trente ans, du XXe au XXIe siècle, les écrivains français Philippe Sollers et Dominique Rolin ont écrit, chaque jour, printemps et automnes, dans une sérénité amoureuse parfaite, la plupart de leurs livres. » C’est la Dogana di Mare, ce Bucentaure à quai du dernier doge français de Venise, François Pinault, dont l’anneau d’or ne se jette plus, mais s’expose, chaque année, avec une constance non moins sereine : aujourd’hui, ces Untitled qui disent, une fois de plus, l’art comme acte, comme présence, comme puissance absolue du commencement inlassablement recommencé et, donc, comme résurrection. C’est Byron, bien sûr, avant la fuite vers la Grèce. C’est le Danieli de Sand et Musset. C’est Casanova notant que Venise n’est pas « là-bas » mais « là-haut ». J’en passe. Car c’est, dorénavant, cette Scuola della Misericordia, sestiere de Cannaregio, qui fut une école de dévotion et de charité et où s’achève, avec la projection de Princesse Europe, de Camille Lotteau, la grande aventure théâtrale qui m’a mené, il y a un an, de ville en ville, d’un bout à l’autre du continent. Émotion. Mémoire vive. Attraction sans appel.
Tous les principaux chefs d’État et de gouvernement européens l’ont dit et s’en émeuvent : Alexandre Navalny, opposant no 1 à Poutine, a reçu une dose quasi mortelle de Novitchok, le poison qui manqua tuer, il y a deux ans, l’ex-espion Serguei Skripal. Et, comme dit le hashtag qui, une fois n’est pas coutume, concentre et dit la vérité : #Noussavonsquiestcoupable. Seulement voilà. Le crime était presque parfait. Mais Navalny a survécu. Il est devenu un symbole. Le mot célèbre (« c’est pire qu’un crime, c’est une faute ») s’applique mieux que jamais – sauf qu’à l’inverse du duc, non d’Enghien, mais de Guise, Navalny est en train de devenir plus grand vivant que mort. Et Poutine se révèle, lui, comme ce qu’il est sans doute aussi : un mauvais Hamlet, un Médée pour les nuls, un Carlo Grimaldi (l’empoisonneur, en 1485, du doge Giovanni Mocenigo) de carnaval. À moins que ce ne soit la Russie elle-même qui, comme disait Stépan Trophimovitch dans Les Démons, commence d’expulser ses « poisons » pour les faire « rentrer dans les cochons ». Nous n’aurions, si tel était le cas, qu’un devoir. Pousser l’avantage. Accueillir le rescapé, comme l’a proposé le président Macron, dans une des capitales de l’Europe libre. Retrouver, pour lui et ses amis, l’esprit de ces chaînes de solidarité qui nous unissaient, jadis, du temps de Michel Foucault et des nouveaux philosophes, aux dissidents d’Union soviétique. Bref, comprendre que Poutine étant, avec Erdogan, l’adversaire principal du modèle démocratique et républicain dont peut, à juste titre, s’enorgueillir l’Occident, le combat de Navalny est le nôtre, sa défaite serait notre défaite et la défense de la liberté en Russie n’est pas une ingérence mais une légitime défense. Tiens… Légitime Défense… Un autre titre d’André Breton, le troisième, paru en 1926 – celui où il commence de prendre ses distances avec une culture soviétique jugée « puérile, déclamatoire et inutilement crétinisante ». Au fond, nous en sommes là. Toujours là.
Faut-il préciser qu’il en va de même des deux Svetlana, Tikhanovskaïa et Alexievitch, qui, en Biélorussie, défient, au même moment, le grotesque et sanguinaire Alexandre Loukachenko, en place depuis vingt-six ans ? J’ai rencontré la première à Vilnius ; j’ai admiré son charisme de Jeanne d’Arc empêchée, mais parvenant, ce dimanche encore, depuis son exil, à faire descendre dans la rue les plus grands rassemblements de femmes et d’hommes jamais vus de mémoire biélorusse ; et je crois que, pour peu que nous soutenions les Lituaniens qui la soutiennent et sont en première ligne de la résistance au projet « eurasien » de Vladimir Poutine, cette femme simple, droite, sans ambition personnelle ni goût pour la politique peut être, pour son peuple, une promesse de printemps et de liberté. Je me suis rapproché de la seconde au moment du « manifeste des patriotes européens » qu’elle avait, avec Salman Rushdie, Milan Kundera, Claudio Magris, Fernando Savater, Agnes Heller, Antonio Lobo Antunes, d’autres, accepté de signer à l’orée de ma tournée théâtrale de 2019 : Prix Nobel, géante des lettres, sorte d’Antigone slave qui aurait dressé des tombeaux pour les fantômes des Ukrainiens victimes du communisme et morts sans sépulture, elle a été interpellée et interrogée par le KGB de Loukachenko ; eh bien, quand un régime en est là, quand il se met à persécuter les écrivains, quand il touche à Voltaire, à Havel, à Soljenitsyne, c’est qu’il a franchi les derniers stades de l’infamie et qu’il est, à la fois, ignoble et perdu. Détresse et espoir, alors. Barbarie ou Europe. Les plombs de la tyrannie ou l’éternelle Venise. C’est cela.
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