Ce jeudi 7 septembre de l’an 1978, Valéry Giscard d’Estaing, président de la République, recevait en son palais de l’Élysée les philosophes que la renommée française avait portés jusqu’à lui.
Un peu intimidé, Lionel Stoleru, secrétaire d’Etat délégué aux Travailleurs manuels, étrangement chargé de rassembler les cerveaux les plus brillants autour du prince, regarde entrer Maurice Clavel dans le petit salon. L’amoureux de Socrate écrase de son verbe tonitruant le frêle Claude Lévi-Strauss : « Vous savez ce qu’il m’a dit, de Gaulle, ici même ? Vous savez ce qu’il m’a répondu ? » Apparemment consterné, Lévi-Strauss ne sait pas. Le philosophe chroniqueur du Nouvel Observateur s’est rasé de si près qu’il a la joue sanguinolente.
Reprenant son souffle, Stoleru lance la conversation : « Comment se portent nos exportations en philosophie ? » Bernard-Henri Lévy, chemise coquettement ouverte sur un buste parfaitement hâlé, répond en homme d’affaires : « On vend bien au Japon. Moins bien en Allemagne… »
Une porte s’ouvre. Le Président fait une entrée souple et courtoise de maître de maison. « Nous parlions exportations philosophiques, monsieur le Président », s’empresse Stoleru. Giscard laisse son ministre s’empêtrer et ironise : « Est-ce que la philosophie contribue à équilibrer la balance de notre commerce extérieur ? »
Chacun, un peu raide dans son fauteuil, sirote un rafraîchissement non alcoolisé. Le jeune heideggérien Jean-Luc Marion entame un savant exposé sur la différence entre les philosophies « non mathématisées », que la France exporte, et les philosophies « logiques et analytiques », des Anglo-Saxons. Le Président s’ennuie. Peut-être que Voltaire lassait parfois Frédéric II, et Mérimée faisait sûrement bâiller l’impératrice Eugénie. « Nous avons tout de même en France une philosophie à idées », affirme Giscard pour couper le cours qu’on lui inflige. Les invités se regardent en quête d’idées. Solennel, le maître d’hôtel tombe à pic : « Monsieur le Président est servi. »
« Tout va bien, on coule à pic ! »
Silencieusement, chacun déplie sa serviette. « Bon, où en sommes-nous ? » attaque le Président. Marion lance une stance de Nietzsche d’un air énigmatique : « Je vous raconte l’histoire des deux prochains siècles : le nihilisme absolu. » Lévy ne veut pas être en reste et cite un ancien : « Tout va bien, on coule à pic ! » Giscard sourit et regarde chaque convive à son tour, au fond des yeux, avec une régularité de métronome. « Messieurs… » commence-t-il. Diable, pas une femme à cette table pour penser l’avenir de la France ! Plusieurs personnalités en jupons s’en offusquent déjà, dit-on. « Messieurs, je vous suggère modestement de tenter de penser ensemble à l’an 2000, afin que la France y ait pensé la première. Alors, je ne serai plus là… Voilà qui devrait faciliter les choses entre nous. »
Clavel fait un grand sourire plissé et vole au secours de son président : « Sur le plan de la politique politicienne, vous avez peut-être gagné plus que vous ne l’imaginez. Vous ne pouvez plus être renversé que par une lame de fond, dont je serai. Saurez-vous apprivoiser l’apocalypse ? » Il plonge une cuiller vengeresse dans son melon. La tornade passe. Le Président continue de sourire, trois secondes pour chacun.
D’un ton moins échevelé, le jeune Marion place ses convictions de philosophe chrétien : « La crise actuelle n’est pas économique, elle n’est même pas seulement morale : l’Occident, qui a fait la philosophie moderne, est arrivé au bout de la philosophie. » Un bon point : le Président a l’air intéressé. Il suggère même d’autres arguments : « La crise économique que nous vivons n’a pas d’origine économique. Elle vient de la crise morale provoquée par la guerre du Vietnam. L’inflation déclenchée par le gouvernement américain, c’était le seul moyen de ne pas trop faire payer cette guerre à son opinion publique. C’était déjà autre chose que de la politique… »
Clavel jubile. Il est content de son prince. Vraiment : « Si l’homme n’est plus, comme le croyait Aristote, un animal raisonnable, il faut qu’il devienne fou, délirant… Que le conscient de quelques-uns rencontre l’inconscient de tous. »
Giscard reçoit le torrent avec placidité. Puis, vaguement ironique, il enchaîne : « Avec votre impulsion des profondeurs, vous venez de saper toutes les bases de mon discours. » De l’occulter, peut-être ? L’assemblée frémit d’aise. Décidément, le Président parle en « philosophe »… « Recommençons donc, suggère Giscard, et prenons l’hypothèse d’une évolution pacifique de l’Occident. Interrogeons-nous sur la France de l’an 2000. »
A cet instant, le Président glisse un regard complice vers Georges Duby, l’historien. Celui-ci, silencieux, mastique avec agacement son jambon de Parme. Pourquoi, chaque fois que l’on parle de l’an 2000, les regards du prince se font-ils si sollicitants ? Même Clavel, qui réussit à faire rire son hôte en blaguant : « Hé hé, il n’y a qu’un chiffre à changer. » Allusion érudite au livre de Duby sur l’an 1000. Malheureusement, l’auteur y expliquait que la grande peur de l’an 1000 n’a jamais été qu’une invention de Michelet… Alors, l’an 2000, vraiment, ça ne le préoccupe pas beaucoup …
Un peu grognon, Duby, en général très disert, s’en tire en marmonnant : « Il y a des risques à faire de la futurologie. » Autant en emportent les philosophes. Bernard-Henri Lévy reboutonne un peu le décolleté de sa chemise : « La seule chose que je me permets de prophétiser pour l’an 2000, c’est d’abord l’augmentation, en Occident, du délire, sous des formes raisonnables et légitimées. Ensuite, un grand affrontement entre le terrorisme et les droits de l’homme. » Le verbe est riche et le ton convaincu. Le Président hoche la tête : il est bien, ce garçon de 28 ans.
« L’an 2000, je m’en fiche »
Philippe Nemo, poupin et hautain, celui dont Clavel bénissait la sortie du premier livre par un cri quasi liturgique : « Voici l’homme ressuscité », Nemo, chrétien, lacanien, ces jours-ci plume pensante du ministre du Commerce et de l’Artisanat, rallié à Giscard, décrète d’un air boudeur : « Les droits de l’homme sont transcendants à toute politique. C’est l’absolu dans l’homme. » Lévy s’agite sur son siège. Un coup d’oeil à Stoleru, qui le surveille. Il a tellement peur d’un nouvel éclat, le pauvre secrétaire d’Etat, après l’insolente « lettre ouverte » de Glucksmann à Giscard, dans Le Monde… Si l’un de ces beaux esprits allait manquer de respect au Président, jusque dans sa salle à manger !
C’est vrai que Maurice Clavel n’a pas pardonné à Glucksmann cette façon de jouer au maudit qui ne goûte pas du pain des princes. Mais Stoleru aurait tort de s’en faire. Ils sont finalement assez contents d’être là, tous. D’autant que la sélection a été rude. Le Président avait ordonné : « Je veux un petit comité. » Michel Foucault, ça n’aurait pas été mal. Lionel Stoleru a vraiment cru qu’il viendrait. Il paraît même que Lévy et Clavel lui avaient promis Foucault en échange du sacrifice d’un autre philosophe giscardien, Jean-Marie Benoist. On immola ce dernier en ne l’invitant pas. Hélas ! le premier ne vint point. Foucault, murmure-t-on, voulait être le seul à parler du cas Ranucci et de la peine de mort.
Lévy prend l’air insolent qui lui va le mieux : « Finalement, l’an 2000, je m’en fiche. Mais si l’on pouvait réfléchir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme, ce serait bien… » Clavel se couche presque sur sa côte de bœuf pour révéler avec un trémolo de basse : « Nous sommes dans une société dépressive. La jeunesse a besoin d’idéal. »
Giscard sourit avec reconnaissance : « Très juste. » Mais voilà que ce jeune Lévy recommence : « Erreur, monsieur le Président, le seul Etat dont la jeunesse ne veut pas, c’est celui qui lui dictera un idéal. Ce serait l’engrenage du totalitarisme. » Emporté, Lévy se laisse aller : « Le moins mauvais des Etats possibles, c’est celui qui sera impeccable sur le plan du droit et indigent sur celui de l’idéal. L’Etat, monsieur le Président, qui sait dire : Occupez-vous de vos fesses. »
Cette fois, Nemo est furieux, il se fait avocat : « Le Président ne veut pas imposer un idéal dans un sens totalitaire ! » Pour détendre l’atmosphère, en bon maître de maison, Valéry Giscard d’Estaing cherche un compliment à faire. Il se rappelle que Clavel l’a soutenu publiquement à propos de l’entrée de l’Espagne dans le Marché commun. « C’était très bien de votre part, lui dit-il. Moi aussi je suis spiritualiste. A Saint-Jacques-de-Compostelle, j’ai compris que faciliter l’irruption latine dans la vieille Europe est un devoir moral pour la France. » Le Président n’avait pas encore parlé aussi longuement depuis le début du repas. Il reprend : « Seulement, voilà, cet événement en Europe vaudrait quelques sacrifices sur le prix de la tomate… »
Un souffle de mépris embue l’atmosphère. Pendant que Lévi-Strauss évoque par politesse le « pullulement démographique des années futures » dont s’inquiète sans cesse le Président, Bernard-Henri Lévy regarde sa montre. Il est temps de caser, en vrac, les dissidents Chtaranski et Amalrik, Cohn-Bendit et la peine de mort… Le Président a l’air surpris par cette frénésie d’anecdotes. Il aurait préféré disserter du rapport Nora-Minc sur l’informatique. Du bout des lèvres, il promet, pour Cohn-Bendit, que « le problème ne restera pas sans solution ». Sourires d’aise à gauche.
« Pourquoi pas Soljenitsyne »
Mais quand Lévy l’attaque sur la peine de mort, le visage du Président se crispe. « Ceux qui crient ‘à mort’ devant les palais de justice, lui dit le nouveau philosophe, menacent la souveraineté de la loi. Un exemple m’a frappé, c’est celui de Ranucci, il y a deux ans. » Le Président n’entend pas et tourne la tête vers Georges Duby pour revenir à l’an 2000. Résigné, l’historien fixe sa tarte aux fraises avec ennui : « On ne peut rien dire de sérieux sur l’an 2000 ».
Le repas agonise, Stoleru se fait urbain pour parler de « prochains rendez-vous ». Le Président ne dit rien. Désarçonné, le secrétaire d’Etat insiste : « Il faut créer des groupes de réflexion. Trois, quatre groupes : les droits de l’homme, la philosophie occidentale et la technique … je ne sais pas. Il faut inviter les grands noms pour le colloque sur l’an 2000. » Les invités le regardent avec un étonnement poli. Sans grande conviction, Giscard soupire : « J’aimerais y convier des gens libres et de tout bord. » Quelqu’un lance : « Soljenitsyne ? » « Pourquoi pas Soljenitsyne », conclut le Président, sur le ton de quelqu’un qui dit : « Il a plu en Bretagne. La prochaine fois, j’ai compris : j’irai en Corse. »
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