«Looking for Europe », suite. 

Après Gdansk, Budapest, Milan, Vienne, les villes d’Espagne, j’en passe, après toutes ces grandes capitales où je suis en train de porter, en français, ma parole européenne, ce Berlin que j’ai connu si tard mais qui, de toutes les villes que j’ai traversées, m’est, probablement, la plus exotique et, d’une certaine façon, la plus passionnante. 

Ces coupoles comme des montgolfières. 

Cet art des cafés dont on sait, depuis George Steiner, qu’il est l’Europe même. 

Cette île aux Musées et ces avenues impériales. 

Ce palimpseste des Hohenzollern qui faisait la rime d’un vers d’Aragon. 

Le cimetière des guelfes mêlé aux pavés des spartakistes. 

L’Alexanderplatz échappée à Döblin comme Manhattan au roman de Dos Passos. 

Un accent de Vienne et une peinture de fêtes galantes dans le café Am Neuen See. 

D’autres souvenirs austro-hongrois dans l’ourlet d’une escalope ou la frisure d’un bock de bière. 

Le belvédère du Tiergarten, où l’on croit voir passer des alezans harnachés par les armées du Rhin. 

Warschauer Strasse, avec ses briques grenat où fument des usines que l’on dirait échappées d’un morceau de Tamise. 

Ces canaux adolescents. 

Ces piétons extravagants. 

Ces quartiers jaunis, aux logements infinis et mornes, rehaussés par la fantaisie de la ville qui déballe ses terrasses aux premières heures du printemps. 

Ces rues qui, à l’est, étaient privées de ce soleil désormais surabondant. 

Les silhouettes, immobiles et bouleversantes, du Mémorial de la Shoah et de ses stèles. 

Cette mer de pierres couleur cendre où se sont pétrifiés « les naufragés et les rescapés » et dont les vagues longues semblent un kaddish minéral et immobile. 

Ces boulevards, brusquement inquiétants, dont la monumentalité un peu grandiloquente, aux derniers vertiges du crépuscule, se charge d’ombres maléfiques comme dans un film de Fritz Lang. 

Ces plaies, moignons et blessures que la ville, bravache, ne s’est pas résolue à ensevelir. 

Cette église du Souvenir, à l’entrée du Kurfürstendamm, qui abrite la « Madone de Stalingrad », une croix iconique orthodoxe et une croix de clous réchappés de l’ancienne cathédrale de Coventry – quel résumé ! 

Ces « Ailes du désir » qui marquent, pour tous les anges-démons de l’Europe d’aujourd’hui et pour tous ceux qui ont appris à lire l’histoire dans les yeux de Bruno Ganz, l’élection de l’amour non moins que la damnation de l’histoire – et inversement.L’aspiration à l’espace et à l’étal. 

L’anéantissement prodigieux de la nature par l’exubérance même, la luxuriance hyperbolique, de ses grands parcs. 

Le refus de l’esprit de sérieux, tant vomi par Nietzsche, dans la débauche et le néon des clubs. 

Un droit à la paresse, à l’exubérance et à l’anonymat qui fait de cette ville un triangle des Bermudes de dérision, d’intelligence, de liberté – Nietzsche encore. 

Ce palais du Reichstag, passé de la tragédie à la transparence et des coupoles hitlériennes aux nefs lumineuses de la démocratie. Ce cheminement de bicyclettes et de contre-culture underground, ravivant la présence de David Bowie ou celle, plus lointaine, de Bertolt Brecht. 

Potsdamer Platz, telle une cathédrale irisée qui pourrait venir droit de Chicago ou de Seattle. 

La drogue et les transsexuels, les froufrous et la mauvaise vie d’un « Cabaret » qui aurait survécu à deux totalitarismes pour se fondre dans les remous du Görlitzer Park. 

Les hipsters, héritiers des Années folles. 

Un clair-obscur de Murnau, comme pour affaiblir cette sensation d’invincible solidité qui règne, d’ordinaire, dans les capitales. 

Les Turcs de Neukölln et les bobos de Prenzlauer Berg convergeant, la nuit, dans des palais insolents et surréalistes. 

L’épure de Mies van der Rohe comme un chalet de cattleyas et de nénuphars disposé près des palais des margraves. 

Pour les pontifes théoriciens des siècles passés, Berlin, cette ville informe et sans frontières, irrationnelle et baroque, cette ville coupée en deux et, maintenant, rapiécée, était l’antimodèle et le repoussoir des urbanistes émérites. 

On l’opposait à Paris et, surtout, à Vienne, qui, avec ses ronds, ses droites, ses cercles et ses angles parfaits, avec son Ring et ses boulevards de ceinture impeccables, semblait un fantasme de géomètre sorti d’un siècle mathématique. 

Mais je crois bien, aujourd’hui, que cette ville où la voiture est esclave, cette ville où les quartiers semblent des bosquets au milieu d’un grand parc et les buildings des arbres sur la Spree, cette ville qui construit irrationnellement le même aéroport inachevé depuis vingt ans, cette ville cosmopolite et libertaire, canaille et décontractée, cette ville démocrate et pluraliste, aimant un peu plus qu’ailleurs ses étrangers et ses minorités, cette ville où il reste même des « zones » où l’on refuse l’arraisonnement du monde par la loi de l’argent fou, je crois bien, oui, que cette ville-là est la vraie capitale de l’Europe du XXIe siècle.