La rencontre avec BHL
Tout commence un mardi soir. Une de ces soirées glaciales de janvier. Il fait déjà nuit depuis l’après-midi. Cela fait bientôt trois heures que je suis chez moi, tout seul, en train d’écrire, quand je décide de faire une pause. Car toute cette actualité iranienne est somme toute assez épuisante. Et que fait un journaliste quand il décide de s’accorder quelques instants de répit ? Surtout quand il ne fume pas, et qu’il ne reste plus aucune capsule Nespresso dans la cafetière ? Il surfe sur Facebook bien entendu ! J’ouvre ma boite mail. J’y trouve alors un message de La Règle du Jeu, la revue littéraire de Bernard-Henri Levy, signé par sa rédactrice en chef, Maria de França. Étrange. D’autant plus que le titre – « Bernard-Henri Levy souhaite vous voir » – l’est encore davantage. Intrigué, je décide tout de même d’appeler le numéro joint à la missive. « BHL veut absolument vous voir. C’est très sérieux », me confirme alors une chaleureuse et agréable voix. « Le seul souci, c’est qu’il part ce soir pour New-York. Il peut vous recevoir, mais uniquement dans une demi-heure », me prévient-elle. À peine ai-je le temps de me saisir de mon caban, de mon écharpe, et de mes gants (il fait -3°C), que je me précipite dans ma petite voiture citadine, malgré le verglas. Seul obstacle. À cette heure, Paris est on ne peut plus encombré. Cela était déjà moins le cas, il y a dix ans, lorsque n’existaient pas ces maudits couloirs de bus. Comprenant que le rendez-vous est en train de me passer sous le nez, je décide donc d’un emprunter un, puis un second, une voie royale me menant tout droit, et dans les temps, au Raphaël, l’hôtel où doit se tenir le rendez-vous.
Après un dernier sprint de 100 mètres (j’ai sans nul doute battu à cette occasion un record), je pénètre dans le palace, où m’attend…une ravissante brésilienne. « Bonjour, je suis Maria de França », annonce-t-elle tout sourire. Quelle surprise ! J’étais à des lieues de me douter que la personne au bout du téléphone serait si jeune ! Et je suis convaincu qu’elle a été encore plus surprise que moi d’apercevoir en face d’elle un journaliste spécialiste de l’Iran aussi blagueur. Après un court apéritif partagé également avec Olivier Corpet, j’ai l’honneur et la joie de croiser Arielle Dombasle dans une sublime robe noire. Nous voilà dans l’ascenseur, qui doit nous conduire à l’étage, celui abrite l’appartement de Bernard-Henri Lévy. Les portes s’ouvrent. Le voici, il est comme à la télévision, en plus grand. La coupe de cheveux soignée, le costard bien taillé, la chemise largement ouverte, il est encore plus fashion que derrière le petit écran ! Il semble ravi de me rencontrer. « Cher Armin, laissez-moi vous dire une chose. L’Iran aujourd’hui, ici, en Europe, pour moi, c’est deux personnes. Marjane Satrapi et vous ». Je suis bouche bée. Je n’ai décidément pas commis toutes ces infractions pour rien. Le philosophe reprend. « J’ai beaucoup apprécié votre livre. Vraiment ».
Je ne sais pas trop quoi dire. Tant de compliments de la part d’un si grand et si reconnu personnage me flattent. Il me parle alors de son projet. « Maria et moi aimerions que vous preniez les reines du blog Iran de La Règle du Jeu. Nous avons un même combat : la démocratie en Iran. Nous souhaiterions de tout cœur que vous le meniez avec nous ». La Règle du Jeu, pour moi, c’est avant tout une des revues littéraires les plus prestigieuses. C’est aussi, depuis quelques mois, un site internet, qui s’est notamment fait connaître en défendant corps et âme Roman Polanski, avec la victoire que l’on connaît, mais surtout en diffusant, en pleine manifestation post-électorale iranienne, une vidéo du philosophe appelant la communauté internationale à se mobiliser pour soutenir les courageux opposants pacifistes iraniens. Mais cet appel ne sera malheureusement pas entendu. Et Mahmoud Ahmadinejad sera finalement reconnu par l’Occident comme le nouveau président iranien. Ravi par la rencontre, je m’apprête à quitter la suite du dernier étage, quand BHL me tapote sur l’épaule : « j’aimerais vraiment beaucoup que nous travaillions ensemble sur ce site. Il y a tellement de combats à mener sur l’Iran. Vous avez quel âge déjà ? ». « Vingt-six ans », vais-je répondre. L’homme paraît surpris. « Vingt-six ans ? Mon vieux ! Vous avez toute la vie devant vous ! Vous savez, j’étais comme vous, si impatient, à votre âge ». C’est par ces mots que l’aventure a commencé.
Les manifestations de la place Azadi
Et à peine ai-je le temps de digérer cette nouvelle qu’il faut tout de suite se jeter dans le bain. Et quel bain ! Le 11 février 2010, la République islamique d’Iran fête son 31ème anniversaire. 31 ans que l’Ayatollah Khomeiny est rentré triomphalement à Téhéran en avion Air France ! 31 ans plus tard, c’est sous l’étroite surveillance d’un exceptionnel contingent de forces de l’ordre que la fête se prépare à battre son plein. Car à peine un mois auparavant, les manifestants de l’opposition avaient profité des cérémonies religieuses de l’Ashoura pour détourner le cortège officiel en manifestation contre le Régime. Pas qu’ils l’aient fait de leur plein gré, mais six mois de féroce répression ne leur avaient pas laissé d’autre choix. Or ces cérémonies religieuses s’étaient achevées dans un bain de sang. Plus de 40 personnes avaient perdu la vie, certaines d’entre elles littéralement écrasées par les Jeep de la police. Cette fois, les manifestants verts de l’opposition se sont passés le mot. Ils ont prévu d’infiltrer le cortège officiel, place Azadi (liberté), un mot que l’on n’invente pas en Iran, avant de brandir pacifiquement leurs brassards verts, couleur de l’opposition, et de montrer aux caméras de la télévision d’État qu’ils sont bel et bien innombrables, comme ils le clament si fort sur Facebook, seul moyen pour eux de communiquer.
Ces jeunes, branchés en permanence sur Internet et qui ont fait de Facebook, Dailymotion, ou du site I love Iran, le théâtre d’une guérilla ludique et redoutable… […] Les frondeurs contre les fraudeurs. Les blogueurs et les blagueurs contre les sépulcres blanchis de l’appareil militaro-islamiste.
(QDP XII, p. 250)
L’ensemble de la presse internationale ayant été expulsée du pays, et les journalistes iraniens demeurant désormais soit en prison, soit en fuite, ou alors au chômage, les manifestants ont beau risquer leur vie, ils ne bénéficient plus d’une couverture à la hauteur de leur courage. Ceci, le gouvernement iranien l’a bien compris. Ainsi, je décide de profiter de mes nombreux contacts toujours sur place, pour relayer l’événement sur La Règle du Jeu. Car Bernard et Maria (nous nous appelons désormais par nos prénoms), m’ont donné carte blanche pour suivre en direct les événements en Une du site, dans ce qu’on appelle un « Live Blogging », ou « couverture en direct sur le blog ». Mais les événements ne vont pas se passer comme prévu. Les autorités iraniennes ont bien retenu la leçon du mois de décembre et elles ont eu six semaines entières pour se préparer. Aujourd’hui, la capitale iranienne est tout bonnement quadrillée. Impossible pour un manifestant, de se rendre sur la place Azadi. Au moindre objet, écharpe ou ruban vert, les forces spéciales de police surgissent et vous tabassent. C’est le cas de ce jeune manifestant vert, qui a pris le risque de révéler sa véritable identité, et qui est en train de se faire lyncher par quatre « policiers ». Mais le jeune homme a de la chance. À l’image de Neda Agha Soltan, cette jeune Iranienne tuée en pleine rue en juin 2009, son calvaire à lui aussi va être filmé et diffusé quelques heures plus tard sur Internet, témoignant de la férocité de la répression gouvernementale.
La place Azadi est noire de force de police et de faux manifestants ? Qu’à cela ne tienne ! Les Iraniens ont investi la place Sadeghieh, à quelques encablures d’ici. « N’ayons pas peur ! N’ayons pas peur ! Nous sommes tous ensemble », scandent-ils, ou encore « Les balles, les tanks, les bassidjis n’ont plus d’effet sur nous ». Et les jeunes manifestants se font même entendre place Azadi, ou plutôt en dessous, dans le métro. « Mort au dictateur ». grondent les chats persans dans les sous-sols de la capitale. Aujourd’hui, malgré un fort déploiement policier, les Iraniens sont tout de même parvenus à exprimer leur rejet du gouvernement. Surtout, et c’est sans doute la plus grande nouvelle de la journée, les membres de l’opposition n’ont enregistré aucun décès dans leur rang, Mais en dépit de cette résistance ô combien courageuse, ce 11 février a aussi marqué un tournant. Les manifestations de rue ont montré leurs limites, surtout que les autorités savent désormais comment les contrecarrer.
Quoi qu’il arrive désormais, rien ne sera jamais plus comme avant à Téhéran. Quoi qu’il arrive, que la contestation s’emballe ou marque le pas, qu’elle finisse par triompher ou que le régime parvienne à la terroriser, celui qu’il ne faudrait plus appeler que le président non élu Ahmadinejad ne sera qu’un président au rabais, illégitime, affaibli.
(QDP XII, p. 252)
Il va désormais falloir que l’opposition trouve d’autres méthodes pour exprimer son mécontentement, sans risquer d’enregistrer un lourd bilan, comme ce fut le cas en décembre. Tous ces manifestants, ces jus de fruits, ces miliciens, ces slogans, ces chats, et ces enseignements, nous les avons diffusés en direct et en temps réel sur le site de La Règle du Jeu, pour les partager avec un maximum de nos lecteurs. Je ne remercierai jamais assez Bernard-Henri Lévy de m’en avoir donné la possibilité, et de les avoir ensuite relayés sur son Bloc-Notes du Point. Une première collaboration réussie, riche en enseignements, malgré la déception manifeste qui a découlé de cette journée téhéranaise.
La Règle du Jeu et les « Nouvelles de l’Iran libre »
Et le blog « Nouvelles de l’Iran libre » va profiter de cette entrée remarquée sur la toile pour entamer sa couverture quotidienne de l’actualité iranienne. Nous allons croiser les destins tragiques d’Omid Dana, 26 ans, et d’Amir-Reza Arefi, 21 ans, tous deux accusés d’être des « mohareb », c’est-à-dire des ennemis de Dieu, attendant avec angoisse dans le couloir de la mort pour avoir simplement osé manifester leur rejet d’une élection truquée. Nous allons également avoir la chance de connaître le triste sort réservé à Mohammad-Reza Haddadi, jeune Iranien de 22 ans, sur le point d’être pendu pour un crime qu’il aurait commis à l’âge de 15 ans. Nous aurons également la douleur de lire la lettre de Farzad Kamangar, kurde iranien de 32 ans et professeur des écoles, un témoignage poignant sur la terrible situation actuelle de la minorité Kurde d’Iran, privée de la plupart de ses droits élémentaires, économiques, sociaux et culturels. Le jeune homme a été pendu le 9 mai 2010, en compagnie de quatre autres militants kurdes, dont une femme, toujours pour « inimitié envers Dieu ». Mais le blog a également recueilli des nouvelles plus réjouissantes. Ainsi, nous avons appris que « l’Ayatollah Khomeiny soutenait l’opposition », que Pink Floyd s’attaquait aux Mollahs, ou alors que l’opposition iranienne « jouait avec le feu ». Des nouvelles qui se sont parfois révélées étonnantes. Comme lorsque nous avons été témoins de l’attaque par Mahmoud Ahmadinejad de…Cola-Cola, de la « guerre des airs » que se livraient Occident et Iran, ou de cette mémorable phrase du président iranien : « le Grand méchant loup a enlevé le sein de maman ». Enfin, le blog nous a également permis de mener de passionnantes enquêtes. C’est ainsi que nous avons appris que l’Allemagne s’adonnait véritablement un « double jeu », diplomatique et surtout économique, avec la République islamique, ou que les agences de presses iraniennes officielles avaient brutalement fait disparaître une fatwa du Guide suprême iranien, l’Ayatollah Ali Khamenei, annonçant qu’il était tout simplement le « représentant du Prophète et du 12ème Imam », une déclaration susceptible d’attiser la haine des voisins musulmans sunnites de l’Iran. En à peine trois mois, le blog « Nouvelles de l’Iran libre » s’est installé durablement comme une des références sur Internet en matière d’Iran. Et la suite ne va faire que le renforcer. Car le blog ne va pas s’arrêter en si bon chemin et va même passer à la vitesse supérieure. En plus de témoigner de multiples nouvelles, il va bientôt également en devenir l’acteur. Après l’info, voici venu le temps des combats.
Libérer Jafar Panahi
Mai 2010. Le festival de Cannes vient d’ouvrir ses portes. Tout le monde ne parle que de lui ? Brad Pitt ? Non, Jafar Panahi, réalisateur de 49 ans, un des cinéastes iraniens de la nouvelle vague les plus connus à l’étranger. Il a notamment été lauréat en 1995 à Cannes du prix de la Caméra d’or pour son film Le ballon blanc. Cinq ans plus tard, il décroche à la Mostra de Venise le Lion d’or pour Le Cercle. En 2006, il remporte enfin à la Berlinale l’Ours d’argent pour Offside. Or le 1er mars 2010, Jafar Panahi est arrêté chez lui par des agents gouvernementaux et est incarcéré dans la funeste prison politique d’Evin. Le ministère iranien de la Culture et de la Guidance islamique l’accuse d’avoir « préparé un film de propagande contre le régime portant sur les événements post-électoraux » – en référence aux manifestations qui ont suivi la réélection contestée du président Ahmadinejad en juin 2009. Pourtant, le cinéaste n’a commis pour seul crime que d’avoir apporté son soutien au Réformateur Mir Hossein Moussavi, un des candidats officiels sélectionnés par le Régime islamique, lors de la présidentielle de juin dernier. Un soutien qui était une réponse à la politique d’étouffement et de censure dont ont été victimes les artistes iraniens depuis le premier mandat présidentiel de Mahmoud Ahmadinejad en 2005. Pourtant, les films d’auteur de Panahi traitent essentiellement de la société iranienne et n’ont jamais critiqué directement le pouvoir ou la religion. En dépit de leur succès international, ils ont été pour la plupart censurés en République islamique. Malgré cela, le réalisateur iranien, contrairement à nombre de ces confrères iraniens, a toujours mis un point d’honneur à travailler en Iran. Depuis les événements de juin, et après l’expulsion de l’ensemble des journalistes étrangers, le réalisateur a multiplié les interviews à la presse internationale afin de témoigner de la réalité du pays. Fin août 2009, Panahi a arboré une écharpe verte, couleur de l’opposition iranienne, lors du Festival du film de Montréal. A son retour, il s’est vu confisquer son passeport – et donc interdire la sortie du territoire –, ce qui l’avait déjà empêché de se rendre en février dernier au festival du Film de Berlin, dont il était pourtant l’invité.
En soutien au réalisateur iranien, le Festival de Cannes a tout d’abord décidé en avril de nommer Jafar Panahi membre du Jury officiel, avant d’annoncer au cours de la cérémonie d’ouverture qu’il allait conserver pendant toute la durée des festivités, une chaise vide au nom de Jafar Panahi tant que celui-ci ne sera pas libéré. Dès le lendemain, je reçois un coup de téléphone de Bernard-Henri Lévy. « Armin, ce qui a été décidé hier à la cérémonie d’ouverture est très bien, mais ce n’est pas encore suffisant pour obtenir la libération de Jafar Panahi. Armin, il nous faut trouver un moyen de contacter directement Jafar Panahi dans la prison d’Evin de Téhéran » « Le contacter en prison ? », dis-je, tout surpris. « Mais, c’est une des prisons les plus funestes et secrètes au monde ! ». « Écoutez Armin, reprend Bernard, ma longue expérience m’a montré que rien n’était impossible dans ce bas monde. Imaginez un instant, une lettre de Jafar Panahi, écrite depuis la prison d’Evin, lue en haut des marches du Festival. Un tel message émouvrait le monde du Cinéma, et aiderait à la libération du cinéaste ». « Je vais faire mon possible Bernard, vais-je alors répondre. Mais ne pensez-vous pas que vous vous faites un peu trop d’illusions ? » « Essayez donc Armin, vous verrez… ». Dès lors, je décide de mettre à contribution l’ensemble de ma batterie de contacts en Iran, comme ailleurs, afin d’essayer d’entrer en contact avec le réalisateur iranien, enfermé en prison depuis près de trois mois. Mon chemin croise alors celui d’Abbas Bakhtiari, directeur du Centre culturel Pouya à Paris, ainsi que l’un des proches amis du cinéaste. Celui-ci a obtenu des mains de la femme de Panahi, un message de son mari remerciant le Jury du festival de Cannes et relatant ses effroyables conditions de détention. Nous avions bien fait d’essayer !
Il s’agit, maintenant, de donner à ce message le maximum d’écho possible. Sans l’ombre d’une hésitation, Lévy nous demande de partir, Abbas, Maria et moi à Cannes, afin de lire ledit message. Ne souhaitant pas se mêler à l’agitation cannoise entourant le festival, le philosophe va préférer agir dans l’ombre depuis Paris pour veiller à ce que le message ait la portée la plus grande possible. Ainsi, il va veiller à ce que ce soit le ministre de la Culture en personne, Frédéric Mitterrand, qui lise la missive, en haut des marches, en notre compagnie.
Mais le voyage cannois ne va pas s’avérer de tout repos, loin de là. Harcèlement de journalistes, manipulations, appels de diplomates, tous les moyens vont être employés pour mettre la main sur cet objet, devenu en l’espace d’une journée une véritable mine d’or. Car, autant que de sauver un Iranien en prison, un certain nombre de gens vont vouloir marquer des points dans une affaire à la tournure people. Lire la lettre et interrompre la montée des marches, c’est un fait sans précédent dans l’histoire du Festival, et cela va forcément attirer les flashs des innombrables photographes présents devant le Palais. Sans oublier l’annonce imminente de la libération de la Française Clotilde Reiss, qu’il ne faudrait surtout pas compromettre. Ainsi, ce sont en tout deux ministères, trois réalisateurs, et toute une organisation qui vont vouloir se saisir de l’objet tant convoité. Finalement, c’est après un stress de tous les instants, un costard et un nœud papillon loués en catastrophe, ainsi qu’un téléphone constamment branché sur le Blackberry de Bernard à Paris, que nous allons parvenir, Maria, Abbas, et moi-même, à lire la lettre en compagnie du ministre de la Culture, en haut des marches du palais du festival.
Voici ce qu’elle disait :
Mes chers amis, veuillez accepter mes chaleureuses salutations depuis la cellule étroite et sombre de la prison d’Evin.
C’est à l’occasion de la visite des membres de ma famille, que j’ai été informé de vos précieux efforts lors de la première journée d’inauguration du 63ème festival mondial de Cannes. C’est depuis cette prison, que je salue votre honneur et votre humanité.
Je remercie tout particulièrement M. Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture, M. Bernard Kouchner, Ministre des Affaires étrangères et M. Gilles Jacob pour tous les efforts qu’ils fournissent en vue de ma libération.
Votre voix est à l’unisson avec celles de ma femme, de mes enfants et de tous mes compatriotes qui me parviennent de l’extérieur des murs de la prison et qui œuvrent pour ma liberté.
Mais n’oublions pas qu’ici des milliers de prisonniers sans défense n’ont pas même une seule personne pour relayer leur détresse. Ils n’ont, tout comme moi, commis le moindre crime. Et mon sang n’est pas plus important que le leur.
Je peux vous assurer que je ne signerai aucune confession forcée malgré les menaces. Je suis innocent. Je n’ai réalisé aucun film contre le Régime iranien.
C’est avec amour que je vis ces instants, en pensant à tous mes amis membres du Jury, les réalisateurs et tous les participants au festival de Cannes qui aperçoivent mon nom sur un siège vide.
Avec l’espoir d’un meilleur lendemain.
Jafar Panahi, Iran, quartier 209 de la prison d’Evin.
De retour à Paris, nous n’allons pas nous endormir sur nos lauriers, et à l’initiative de Bernard-Henri Levy, nous allons lancer une pétition internationale pour poursuivre la mobilisation en vue de libérer Jafar Panahi de prison. Parmi les prestigieux signataires figureront notamment Robert Redford, Martin Scorsese, Isabelle Huppert, Marjane Satrapi, Francis Ford Coppola, Robert De Niro, Jim Jarmusch, Steven Spielberg… Or, trois jours plus tard, un autre message du réalisateur, des plus alarmants cette fois, va tout remettre en question. Jafar Panahi y relate les très mauvais traitements qu’il subit au quotidien, ainsi que les menaces proférées par les autorités contre sa famille, notamment sa fille. Le cinéaste annonce enfin qu’il entame une grève de la faim pour protester contre sa détention. Pire, dans une dernière phrase à couper le souffle, il déclare : « Ma dernière requête est que ma dépouille soit rendue à ma famille pour qu’elle puisse m’enterrer où elle le souhaite ». Ces derniers mots vont déclencher, chez nous, à La Règle du Jeu, une vive inquiétude ainsi qu’une profonde remise en question : « Avons-nous eu raison de médiatiser l’affaire ? Avons-nous sous-estimé les personnes en face de nous ? ». Heureusement, tous ces doutes vont se dissiper dès le lendemain, quand nous aurons l’immense joie d’apprendre de la femme de Jafar Panahi, qu’elle-même, ses enfants, et surtout l’avocate de son mari, ont pu lui rendre visite, en compagnie du procureur de Téhéran Abbas Jafari Dolatabadi, signe d’une libération prochaine. Et la nouvelle tant espérée arrive le mardi 25 mai au petit matin. Après 86 jours de détention dans la funeste prison d’Evin. Après deux semaines de mobilisation internationale à travers le festival de Cannes et La Règle du Jeu. Jafar Panahi est enfin libre ! Nous pouvons enfin savourer notre victoire. Trois jours plus tard, dans un émouvant échange téléphonique, et malgré ses 17 kilos en moins, le réalisateur iranien remerciera personnellement Bernard-Henri Levy, ainsi que tous ceux, en Iran et à l’étranger, qui ont œuvré à sa libération. Aujourd’hui, ce sont les acteurs, réalisateurs, et tout simplement les citoyens du monde entier, qui viennent de prouver qu’en se mobilisant et en concentrant toute l’attention internationale sur les entraves aux droits de l’homme dont est victime un Iranien, ils pouvaient vaincre la tyrannie. Alors que Jafar vient d’être libéré, des milliers d’inconnus restent toujours emprisonnés dans l’anonymat le plus total. À nous, mais surtout à l’ensemble de la communauté internationale, de nous inspirer de ce que nous venons de vivre. Et de ne pas les oublier.
Quant à la Règle du jeu, elle vient de signer sa plus belle victoire, et d’apporter la preuve flagrante à quiconque en doutait encore, que face à l’injustice et à la dictature, le silence est le pire des crimes. À la fin de cette éprouvante mais excitante aventure, Bernard me passera un coup de téléphone : « vous avez vu Armin, nous l’avons fait, ensemble. Je vous le répète, rien au monde n’est impossible. Ne me parlez plus jamais d’illusions ».
Sauver Sakineh
Et Bernard-Henri Lévy ainsi que sa revue littéraire vont avoir une autre occasion de faire parler ses talents de mobilisation. Nous sommes en juillet 2010. En France, on ne parle plus que du scandale de l’expulsion des Roms de France ou celui du conflit d’intérêt mettant en cause Eric Woerth, alors ministre du budget, dans l’affaire Bettencourt, Pourtant, au même moment, le quotidien britannique Guardian évoque le cas d’une Iranienne, Sakineh, condamnée à mort par lapidation pour adultère. La lapidation, c’est cette peine moyenâgeuse, que le monde pensait disparue de la sombre histoire de l’humanité. Elle consiste à enterrer le coupable, jusqu’à la taille s’il s’agit d’un homme, jusqu’aux épaules s’il s’agit d’une femme, avant de lui asséner des jets de pierre contre lesquels il ne peut strictement rien. Celles-ci doivent être suffisamment grosses pour le blesser. Mais elles ne doivent pas non plus être trop grandes. Ceci n’est pas un ultime cadeau à la victime. Au contraire, cela a pour but de faire durer son supplice, qui doit être à la hauteur de celui qu’elle a fait subir à son conjoint. En effet, une pierre trop imposante tuerait la femme au bout… de deux lancers.
Pourquoi la lapidation […] ? N’y a-t-il pas, en Iran, d’autres manières de donner la mort ? Parce que c’est la plus abominable de toutes. Parce que cet attentat contre le visage, ce pilonnage de pierres sur un visage innocent et nu, ce raffinement de cruauté qui va jusqu’à codifier la taille des cailloux pour s’assurer que la victime souffre longtemps, sont un concentré rare d’inhumanité et de barbarie. Et parce qu’il y a, dans cette façon de détruire un visage, de faire exploser sa chair et de la réduire en un magma sanglant, parce qu’il y a dans ce geste de bombarder une face jusqu’à ce que bouillie s’ensuive, quelque chose de plus qu’une mise à mort. La lapidation n’est pas une peine de mort. La lapidation est plus qu’une peine de mort. La lapidation, c’est la liquidation d’une chair à qui l’on fait procès, en quelque sorte rétroactif, d’avoir été cette chair, juste cette chair : la chair d’une jeune et belle femme, peut-être aimante, peut-être aimée, et ayant peut-être joui de ce bonheur d’être aimée et d’aimer.
(QDP XII, p. 381-382)
Quelques jours plus tard, c’est le quotidien britannique qui lance une pétition internationale visant à sauver l’Iranienne. Parmi les signataires, Robert Redford, Robert de Niro, mais aussi Bernard-Henri Lévy.
Le lendemain, c’est lui qui va me passer un coup de téléphone me pressant à agir de notre côté en France. C’est le début d’une vague d’articles. On y apprend que Sakineh, Iranienne de 43 ans et mère de deux enfants, Sajjad et Saeideh, a perdu son mari, retrouvé mort en 2005. On y apprend également qu’elle a déjà été condamnée le 15 mai 2006 à recevoir 99 coups de fouets, pour avoir entretenu « une relation illégale » avec deux hommes après la mort de son mari. Une peine qui a été exécutée dans la foulée, devant les yeux de son propre fils. L’histoire révèle aussi que les soupçons des enquêteurs sur le meurtrier du mari se focalisent tout d’abord sur sa propre femme, avant que celle-ci ne soit innocentée lors du procès du meurtre en septembre 2006. À cette occasion, c’est Issa Tahéri, le cousin du mari, qui est reconnu coupable et condamné à la pendaison. Celui-ci, après avoir été pardonné par le fils de Sakineh, demeure aujourd’hui libre. Tout le contraire de Sakineh. Après l’avoir relaxée, le juge islamique du tribunal de la Province d’Oskou (nord-ouest de l’Iran) décide de rouvrir le dossier d’adultère, pour lequel Sakineh a déjà subi une peine de 99 coups de fouet. Et ceci constitue une violation grave du droit pénal iranien, selon lequel une personne ne peut être condamnée deux fois pour le même crime.
C’est pourtant ce que va décider le juge, en condamnant l’Iranienne à 10 ans de prison pour « relation illégale ». Or la peine, qui doit être confirmée par le chef-lieu de province, c’est à dire la ville de Tabriz, puis par la capitale Téhéran, va être, à cette occasion, commuée en « Rajm », c’est-à-dire la lapidation. Un terme qui ne va pas émouvoir Sakineh, qui ne comprend pas un mot de l’arabe, parfois utilisé dans le vocabulaire judiciaire iranien. Et ce n’est que lorsque ses codétenues de la prison de Tabriz vont le lui traduire, que l’Iranienne va littéralement s’évanouir, faisant tomber son tchador noir. Enfin, on apprend dans ces articles qu’à l’origine de la mobilisation internationale, se trouvent, non pas les gouvernements occidentaux, comme l’affirme à tort la République islamique, mais le fils de Sakineh, Sajjad Ghaderzadeh, et son avocat, Mohammad Mostafaei, un des défenseurs des droits de l’homme les plus connus du pays, qui ont tous les deux décidé de se livrer, malgré les risques encourus, à des interviews avec les médias étrangers pour contraindre les autorités iraniennes à réagir. Pourtant, en réponse à la vaste campagne internationale provoquée en partie par ses interviews, l’avocat ne va avoir d’autre choix que de fuir son pays début août pour échapper à un mandat d’arrêt gouvernemental à son encontre. Et c’est en Norvège que va se réfugier Mohammad Moastafaei, et ceci malgré l’arrestation pendant une semaine de sa femme par les autorités iraniennes pour le forcer à revenir au pays. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Le 11 août, alors qu’un mois s’est écoulé depuis que l’Iran a annoncé que la peine de lapidation contre Sakineh était suspendue, la télévision d’État diffuse une vidéo au cours de laquelle l’Iranienne « confesse » avoir été complice du meurtre de son mari, et avoir bel et bien entretenu une relation adultère avec le cousin de celui-ci.
Enveloppée dans un tchador noir flouté ne laissant apparaître que son nez et un oeil, et s’exprimant en azéri (turc) tout en lisant une feuille, la veuve de 43 ans reconnaît qu’un homme avec lequel elle entretenait une relation lui a proposé de tuer son mari et qu’elle a laissé cet homme commettre le meurtre au cours duquel elle était présente, ouvrant la voie à son exécution prochaine. Encore plus fort, durant « l’interview », Sakineh s’en prend à la mobilisation internationale visant à la sauver. « Pourquoi avez-vous télévisé mon affaire ? », s’écrie-t-elle. « Pourquoi m’avez-vous fait perdre mon honneur et ma dignité ? Mon entourage et ma famille ne savaient pas tous que j’étais en prison. Pourquoi avez-vous fait ça à moi ? Moi je dis à M. Mostafaei (son avocat) qu’il a commis une grave erreur en jouant avec mon honneur. Je vais porter plainte contre lui ». En France, cette diffusion laisse Bernard-Henri Lévy, Maria de França et moi-même sous le choc. Jusqu’où les autorités iraniennes sont-elles ainsi prêtes à aller pour faire taire toute vérité dérangeante ? Surtout qu’au soir de la diffusion, l’autre avocat de Sakineh, Houtan Kian, commis d’office depuis le début de l’affaire, révèle que sa cliente a été « sévèrement battue et torturée » pendant deux jours avant que l’interview ne soit enregistrée dans la prison de Tabriz (nord-ouest), où elle est détenue depuis quatre ans. Et ses inquiétudes sont d’autant plus fondées qu’à partir de ce jour, Sakineh va être coupée du monde extérieur, interdite de tout contact, aussi bien avec son avocat, qu’avec ses enfants.
Elle est, depuis ses prétendus aveux télévisés de la mi-août, au cachot, au secret, sans lien avec le monde extérieur, sans contact avec son avocat, sans visites de sa famille. Menacée de lapidation – et seule. La condamnation au-dessus de sa tête, exécutoire à tout moment – et seule. Heureux ceux qui se sentent capables de nous dire, comme ça, tranquilles, pleins de la belle assurance des esprits forts, que la menace s’est éloignée, que les Iraniens n’oseront plus, que l’exécution n’aura pas lieu. Son ancien avocat, Mostafaei, n’en sait rien. Son nouvel avocat, Houtan Kian, n’en sait rien. Armin Arefi et moi, à La Règle du Jeu, n’en savons rien. Une seule chose, en fait, est sûre. La lapidation a été suspendue, pas annulée.
(QDP XII, p. 378)
Heureusement, à Paris, à La Règle du Jeu, nous gardons tous en mémoire le cas de Jafar Panahi, libéré parce que nous avons poursuivi la campagne de soutien et refusé de céder au chantage des autorités iraniennes. C’est ainsi que Bernard décide d’intensifier la mobilisation. Alors que celle-ci commence à montrer ses limites au Royaume-Uni, BHL fait jouer tous ses précieux contacts et annonce la création à La Règle du Jeu d’un vaste mouvement international de soutien à Sakineh, en collaboration avec le quotidien français Libération, le magazine Elle, ainsi que les journaux espagnol El Païs et italien La Repubblica. En premier lieu, il lance une pétition internationale regroupant des noms aussi prestigieux qu’Elisabeth Badinter, Ayaan Hirsi Ali, Milan Kundera, Patrick Modiano, Taslima Nasreen, ou encore Simone Veil.
La pétition de La Règle du Jeu approche les 100 000 signataires. À quoi sert une pétition ? Et les pierres sont-elles solubles dans l’encre des noms propres ? Évidemment non. Mais Sakineh n’a rien d’autre. Sakineh n’a, pour elle, que les consciences insurgées des femmes et hommes des pays libres. Son fils le dit et le répète : « sans vous, sans ces noms, sans ces dizaines de milliers d’internautes cliquant sur leur PC pour dire leur solidarité, ma mère serait déjà morte ».
(QDP XII, p. 380)
Ensuite, il parvient à décrocher pour Libération la première interview de Mohammad Mostafaei, l’avocat de Sakineh, condamné à fuir son pays pour la Norvège, qui nous explique qu’il faut poursuivre coûte que coûte le combat.
Mais ce n’est pas tout : comprenant que la bataille, désormais sienne, sera longue et âpre, et que le meilleur moyen d’intéresser un maximum de personnes à une cause, est de miser sur la durée et de ne pas abattre toutes ses cartes au même moment, Bernard a l’idée géniale, avec Maria, des « Lettres à Sakineh », signées par des personnalités françaises du monde politique et artistique ainsi que par des anonymes, et qui seront toutes envoyées à l’Iranienne afin de lui témoigner de notre soutien total. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la France, mais aussi le monde entier (jusqu’en Chine), vont répondre présents. Ce sont Bertrand Delanoë, Isabelle Adjani, Ségolène Royal, Hervé Morin, Rama Yade et 1277 autres anonymes qui vont se dresser, avec les mots les plus tendres, aux côtés de notre amie Iranienne. Et la palme d’or du soutien revient à la Première dame de France, Carla Bruni-Sarkozy, qui, dans la première lettre publiée sur laregledujeu.org, a tenu à assurer Sakineh du soutien de son mari « qui plaidera sa cause sans relâche ». Et une bonne nouvelle en entrainant une autre, Carla Bruni-Sarkozy annonce que la France « n’abandonnera pas Sakineh ». Une aide capitale qui vaudra quelques jours plus tard à la première dame de France d’être violemment et lâchement insultée par un quotidien ultraconservateur iranien.
Dans tous ces malheurs mêlés d’espoir, nous allons ressentir une joie, un énorme bol d’oxygène même, en la personne de Sajjad Ghaderzadeh. Sajjad a 22 ans, il est le fils de Sakineh. C’est lui qui est l’instigateur de la campagne internationale, en tenant à tout prix à avertir la presse mondiale du triste sort réservé à sa mère – et peu lui importe les risques encourus. Bernard et moi décidons donc de lui offrir l’interview qu’il mérite, en Une du quotidien Libération. Tout de suite, nous sommes frappés par sa gentillesse et son innocence. « Comment vas-tu Sajjad », lui demandons-nous. “Merci, comment allez-vous Monsieur”, répond-il, politesse iranienne oblige. “Mais je ne suis pas Monsieur, Sajjad, vais-je alors réagir, nous avons pratiquement le même âge !”. “D’accord Monsieur”, reprend-il alors. “Vous savez, j’ai tellement écumé les tribunaux depuis maintenant six ans, que je suis devenu un avocat à moi tout seul” », nous avoue-t-il maintenant, avant que l’émotion envahisse sa voix : « ne nous abandonnez pas. Car, sinon, si vous lâchez la pression, ma mère sera exécutée. Nous n’avons personne, à part vous, pour nous tenir la main ». Son père étant décédé depuis cinq ans, sa mère emprisonnée depuis quatre, le jeune homme n’a d’autre choix que de travailler du matin au soir en tant que poinçonneur des bus de la ville de Tabriz pour subvenir aux besoins de Saeideh, la fille de Sakineh. À chaque fois, lorsqu’on lui demande s’il est convaincu de l’innocence de sa mère, il est formel : « écoutez, j’ai eu l’extrême douleur de perdre mon père. Croyez-vous vraiment que je me risquerais à défendre ma mère de la sorte si j’avais le moindre doute quant à son innocence ? Les accusations portées contre ma mère sont de purs mensonges. Doublés d’une incroyable injustice. Ma mère, qui n’a rien fait, rien, risque la lapidation. Alors que le vrai meurtrier, Taheri, est libre… ». Durant l’interview, Sajjad nous révèle qu’il a déjà été convoqué à plusieurs reprises par les services de sécurité du pays. Qu’il est forcé de changer de téléphone portable tous les deux jours s’il veut éviter la prison. Mais qu’il n’a également plus rien à perdre, les autorités iraniennes ne daignant plus répondre à la moindre lettre depuis des années. Malgré son jeune âge, le garçon est devenu, malgré lui, très politisé. Ainsi, il a très vite compris que seule une intense mobilisation politique pourrait sauver la mère. Là-dessus, il insiste sur le rôle positif qui devrait être celui de l’ONU, du Parlement européen, et surtout des pays alliés de la République islamique, en tête desquels figurent le Brésil et la Turquie. Selon lui, cette campagne diplomatique est indispensable. Car les dernières nouvelles ne sont pas bonnes. C’est dans la douleur, que le fils de Sakineh nous apprend également que sa mère a subi des interrogatoires incessants, qu’elle a été confrontée à un simulacre d’exécution, et qu’elle prend dorénavant des antidépresseurs pour tenir le choc. Surtout, Sajjad nous informe que le dossier du meurtre de son père, qui est clos depuis 2006, a été dérobé au bureau de son avocat, ainsi que dans celui du juge. Dès lors, il redoute qu’après les « confessions » télévisées qu’elles ont obtenues, les autorités ne soient en train d’ajouter à leur guise des éléments au dossier pour exécuter plus facilement sa mère. À partir de ce moment-là, j’en suis témoin, Bernard sera hanté par cette affaire, habité, obsédé par l’image du visage de Sakineh, enveloppé dans son tchador noir, le visage écrasé en bouillie.
Suite à cette interview, Sajjad devient peu à peu notre correspondant privilégié en Iran. Et c’est au quotidien qu’il nous contacte désormais pour nous avertir des derniers développements concernant sa mère. Un courage et un enthousiasme tels que c’est nous qui lui demandons bientôt de modérer ses interventions afin de ne pas lasser une presse qui aura vite fait de l’oublier. Et Sajjad ne le comprendra que trop bien. C’est lui qui décide de nous mettre en contact avec Houtan Kian, l’avocat d’office de Sakineh, le seul défenseur de l’Iranienne depuis l’exil forcé de Mohammad Mostafaei. En plus d’être l’avocat de Sakineh, Houtan Kian défend également nombre de ses codétenues, attendant elles aussi avec angoisse dans le couloir de la mort de la prison de Tabriz. Ce sont ces femmes qui demeurent le dernier lien entre Houtan et Sakineh, n’hésitant pas à l’avertir par téléphone lorsque celle-ci a été tabassée pendant deux jours avant d’être contrainte à se livrer à des « confessions télévisées ».
Sakineh est un symbole […]. Elle s’en serait passée, d’être un symbole. Elle l’est, ce symbole, devenue à son corps terriblement défendant. Mais voilà. C’est ainsi. Ça lui est tombé dessus comme un destin. C’est une histoire folle qui s’est abattue sur la tête de cette femme simple, presque illettrée, innocente en tous les sens du mot. Et il est clair qu’aujourd’hui, en défendant Sakineh, nous défendons, de fait, les autres Sakineh qui attendent dans les couloirs de la mort iraniens et nous vengeons peut-être aussi celles à qui, hélas, on n’a pas laissé le temps d’attendre et qui sont mortes. Au bout de ce visage, il y a toutes les femmes lapidées, brûlées vives, éventrées – mais, elles, sans visage et qui disparaissent, pour cela, dans l’indifférence, le silence, le grand nombre.
(QDP XII, p. 381)
Malgré le drame vécu par ses clientes, Houtan nous frappe pas sa fougue et son enthousiasme. Parfois, au milieu du récit des multiples tortures qu’il a dû subir durant les huit mois qu’il a passés en prison pour avoir seulement osé exercer son métier, il se laisse aller à quelques blagues. Parfois même, bien que sachant pertinemment que son portable est sur écoute, sa fougue l’amène à révéler certains détails secrets qu’il se devrait pourtant de taire pour sa sécurité. Mais quand nous le sermonnons, il nous rassure en nous expliquant qu’il est aussi l’avocat de plusieurs agents des services de Renseignements iraniens sur le point de divorcer… À chaque fois que nous lui réclamons une photo de lui pour illustrer nos papiers, il prend sa plus belle pose et soigne dans les moindres détails l’arrière-plan. À chaque fin d’appel, il nous lance un chaleureux : « Que je me sacrifie pour vous Messieurs, je vous aime beaucoup », tendresse iranienne oblige. Une tête brûlée, voilà comment on peut définir Houtan Kian. Mais un indispensable porteur de vérité.
C’est ainsi que l’avocat va nous fournir des preuves irréfutables. De celles qui contredisent entièrement les accusations gouvernementales contre Sakineh. Ainsi, Bernard et moi allons pouvoir prouver, grâce aux documents fournis par Houtan Kian, que Sakineh a bel et bien été condamnée deux fois pour le même crime, ce qui va à l’encontre du droit iranien ; nous allons confirmer que Sakineh a bel et bien été condamnée à la lapidation uniquement pour « relation illégale », et jamais pour « complicité de meurtre », accusation dont elle a été innocentée en septembre 2006 et que les autorités iraniennes ont pourtant, depuis juillet 2010, sans cesse mise en avant pour tenter de diviser la mobilisation internationale, en vain. Toutes ces informations capitales, nous allons les mettre en ligne sur laregledujeu.org bien sûr, mais également les traduire en anglais pour les publier sur le Huffington Post, dont Bernard-Henri Lévy est un chroniqueur régulier. Ainsi, à chaque déclaration mensongère du gouvernement iranien, nos deux relais en Iran, que sont devenus Sajjad et Houtan, vont nous délivrer tous les éléments pour rétablir la vérité. Et cela va marcher. En France, mais aussi à en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, la mobilisation lancée par La Règle du Jeu prend de l’ampleur. Et nos boîtes aux lettres regorgent désormais de lettres de personnalités du monde entier qui se battent pour que leur message soit diffusé. Et ce sont des milliers de citoyens parisiens qui seront présents à nos côtés, le dimanche 12 septembre, place de la République, pour soutenir Sakineh, et entendre par téléphone en direct de Tabriz la frêle voix de Sajjad remercier le peuple français et lui demander de ne surtout pas oublier sa mère, sous la clameur et les applaudissements généraux. La mobilisation porte ses fruits. Téhéran, manifestement gêné par tant de soutien, annonce à nouveau que la peine de lapidation de Sakineh est suspendue.
Il n’est certes pas fréquent qu’un écrivain appelle à une manifestation. […] Le résultat fut un moment d’émotion extraordinaire. Et quand, devant les milliers de Parisiens présents, en ce beau dimanche de septembre, sur la place de la République, la voix de Sajjad, le fils de Sakineh, est sortie d’un téléphone portable pour, depuis Tabriz, dire à la fois sa gratitude, les risques qu’il prenait en nous rejoignant ainsi et l’importance qu’avait, en Iran même, un rassemblement de cette sorte, nous sommes quelques-uns à avoir pensé, le sanglot du psalmiste noué au fond de la gorge : « nous n’avons pas plaidé pour rien, ni œuvré pour le néant ».
(QDP XII, p. 380-381)
Pourtant, Houtan Kian se méfie. Il nous informe qu’il n’a reçu aucun document officiel attestant d’une suspension effective de la peine. Et la suite va malheureusement lui donner raison. Le 10 octobre, nous recevons un coup de téléphone affolé de Cologne. Il s’agit de Mina Ahadi, présidente du Comité international contre la lapidation. Elle nous explique qu’elle était en train de traduire une interview effectuée à Tabriz par deux journalistes allemands du Bild quand, soudain, des forces de sécurité ont fait irruption dans le bureau de Houtan Kian, dans lequel Sajjad pensait pouvoir s’exprimer en toute sécurité. Il s’en suit un grand remue-ménage. « Que se passe-t-il ? », s’écrie le journaliste allemand. « Qu’est-ce que cela signifie ? ». Depuis, plus aucune nouvelle. Leurs téléphones portables sont tous éteints. Le lendemain matin, la fille de Sakineh nous avouera que son grand frère n’est pas rentré de la nuit, une première en quatre ans, confirmant nos tristes pressentiments. Quel vaste coup de filet de la part des autorités iraniennes !
À Paris, tout abattus que nous sommes, nous reprenons vite espoir, en gardant en mémoire les victoires passées. « En arrêtant Sajjad, Houtan ainsi que les deux journalistes, les autorités viennent de s’en prendre à quatre symboles d’innocence, et signent par la même un profond aveu de culpabilité concernant Sakineh », pensons-nous. « La communauté internationale devrait rapidement s’en servir pour libérer Sakineh et ses quatre compagnons d’infortune ». Nous allons l’attendre cette réaction internationale, de nombreux jours durant…en vain.
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas ne rien faire et que, le pouvoir iranien nous ayant lancé ce défi insensé, ne pas le relever serait une faute et une défaite à peine moins insensées. Sakineh est une femme parmi d’autres, victime de l’arbitraire ordinaire d’un régime à bout de souffle. Sajjad est l’un de ces individus « sans importance collective » dont on sait que le destin est souvent, hélas, d’être broyés par la grande roue de l’Histoire. Sauf qu’ils sont devenus, l’un et l’autre, des symboles et que ces symboles sont eux-mêmes devenus l’enjeu d’une bataille que l’on ne peut plus perdre sans prendre le risque d’arriver humiliés, donc affaiblis, aux prochains rendez-vous qui nous attendent avec l’Iran. Nous n’avons plus le choix. Il faut exiger, sans délai, la libération de Sajjad, Houtan Kian et Sakineh.
(QDP XII, p. 399)
À la place, un lourd silence, notamment de l’Allemagne, qui va privilégier la négociation. Berlin a tort. Quelques jours plus tard, nous apprenons en effet des autorités iraniennes que les journalistes allemands ne sont pas des journalistes, et qu’ils sont liés à des groupes révolutionnaires…Bah voyons ! Encore pire. Si des diplomates allemands vont se rendre à Téhéran et parvenir à rencontrer leurs deux compatriotes, personne, en Allemagne, en Iran ou ailleurs, ne va daigner prononcer ne serait-ce que le nom de Sajjad Ghaderzadeh et de Houtan Kian. Comme s’ils ne valaient rien. Comme s’ils n’avaient jamais existé. À Paris, Bernard-Henri Lévy, Maria de França, et moi-même multiplions les articles, révélant que l’avocat et le fils de Sakineh sont en confinement solitaire dans un endroit inconnu de Tabriz, où ils subissent des tortures visant à leur soutirer des aveux, sans la moindre réaction. Et puis la terrible nouvelle arrive deux semaines plus tard.
Elle ne concerne plus Sajjad, ni Houtan, mais Sakineh. Profitant de l’emprisonnement des deux seuls relais d’information sur l’Iranienne, sentant une baisse manifeste de l’attention médiatique autour de l’affaire, la Cour suprême iranienne envoie à la branche d’application des peines de la prison de Tabriz un ordre d’exécution « au plus vite » de Sakineh, c’est-à-dire pour le mercredi 3 novembre. Il n’y a plus un seul instant à perdre. Bernard, Maria, et moi-même lançons immédiatement une batterie médiatique d’urgence visant à tout faire pour empêcher la pendaison. Le mardi 3 novembre, nous organisons, en collaboration avec l’association « Ni putes ni soumises » une manifestation de dernière minute place Iéna. Pendant ce temps, Bernard, que je n’avais jamais vu aussi inquiet, se démène pour alerter les autorités françaises, jusqu’au plus haut sommet de l’État. Il ne fermera pas l’œil de la nuit. Au petit matin, il peut annoncer avec fierté la grande nouvelle au micro de RMC. Non, Sakineh n’a pas été exécutée. La mobilisation de dernière minute a porté ses fruits. Le président de la République a joué « un rôle très important […] dans ce nouveau sursis apporté à Sakineh », explique à Jean-Jacques Bourdin le philosophe, ajoutant que Nicolas Sarkozy avait « fait savoir aux autorités iraniennes qu’il faisait de l’affaire Sakineh une affaire personnelle. Et que si l’on touchait à un cheveu de Sakineh, cela interromprait ipso-facto tous les dialogues aujourd’hui en cours. Ce message est passé directement et il semblerait qu’il ait été entendu ».
Or deux semaines plus tard, ce soulagement va laisser place à l’effroi. Car c’est avec stupeur que nous découvrons le lundi 15 novembre la diffusion d’une nouvelle émission télévisée sur la chaine d’État iranienne. Une nouvelle mise en scène. Une nouvelle mascarade, qui, si elle ne trompe plus personne, suggère les terribles tortures qu’ont dû subir ses « acteurs ». Car l’heure est grave. Ce n’est plus uniquement Sakineh, mais également Sajjad, Houtan Kian, ainsi que les deux journalistes allemands, qui passent aux « aveux », après plus d’un mois de détention en confinement solitaire. Les autorités iraniennes ne reculent plus devant rien. Sajjad, qui connaît extrêmement bien cette technique gouvernementale pour avoir lui-même condamné les graves « confessions télévisées » subies en août dernier par sa mère, signe là un véritable suicide collectif en s’en prenant désormais aux deux avocats de sa mère, ainsi qu’à Mina Ahadi, présidente du Comité international contre la lapidation. Dieu seul sait ce qu’il a dû subir pour en arriver là. D’autant plus que sa voix est, elle, toujours aussi douce et innocente : « il m’a demandé de dire qu’ils l’ont torturée… qu’elle était interdite de visite. J’ai malheureusement écouté ses paroles. Et je n’ai fait que mentir aux médias occidentaux », annonce-t-il au sujet de l’avocat Houtan Kian, qu’il considérait pourtant comme une sorte de grand frère, ouvrant la voie à leur condamnation prochaine à tous les deux. « Je suis déçu parce que je pense que si je n’avais pas connu ces deux avocats, ni Mme. Ahadi, l’affaire aurait suivi son cours normal », dénonce-t-il, alors que nous savons pertinemment qu’il a été un des instigateurs de la mobilisation internationale, l’un des derniers remparts empêchant que sa mère ne se fasse lapider.
Après la confession de Sajjad, arrive celle de Houtan Kian. Bernard observe que son visage, qui est également flouté, semble extrêmement mal en point, ce qui témoigne des tortures qu’il a dû subir durant ce dernier mois. Mais hormis son nom et son prénom, Houtan Kian, ne dira rien, symbole de son courage et de sa ténacité. De leur côté, les deux journalistes allemands, vont, eux, s’en prendre à Mina Ahadi, présidente du Comité international contre la lapidation, et vont l’accuser de les avoir envoyés en Iran « pour provoquer un certain intérêt médiatique », disent-ils. Pourtant, tandis que les deux Allemands paraissent les moins mis en cause par le reportage, les accusations gouvernementales prononcées contre eux ne vont pas les épargner. Dès le lendemain matin, ils sont en effet accusés de propagande contre l’État et surtout d’espionnage, charge qui laisse présager d’au moins une année passée dans les geôles iraniennes, avant qu’ils ne servent de monnaie d’échange dans le grand marchandage nucléaire. Mais si les deux allemands sont accusés d’espionnage, en raison de liens farfelus avec des « groupuscules contre-révolutionnaires », que dire du sort qui attend nos deux valeureux Iraniens Sajjad et Houtan Kian, mais aussi Sakineh, qui vient à nouveau, malgré elle, de s’accuser de complicité du meurtre de son mari ?
À la vision de ce funeste reportage, Bernard-Henri Lévy, Maria, et moi-même sommes tout d’abord dévastés. Jamais nous ne pensions que les autorités iraniennes iraient jusqu’à s’en prendre directement, et de la sorte, à un fils et à un avocat. Jamais nous ne pensions qu’elles iraient jusqu’à reproduire à l’identique l’effroyable scénario qu’elles avaient déjà réservé à Sakineh en août. Jamais nous ne pensions qu’elles forceraient Sajjad à condamner sa mère, Houtan Kian, mais surtout lui-même. Mais il ne faut jamais se laisser abattre, et comme le dit si justement Bernard : « Rien n’est impossible. Il faut poursuivre la mobilisation ». Une semaine plus tard, alors qu’on ne l’attendait plus, une bonne nouvelle nous arrive tout droit de Téhéran. Et elle est prononcée par le Chef du Haut Conseil des droits de l’homme, celui-là même qui avait justifié, en juillet, l’emploi de la lapidation en Iran. Selon Mohammad Javad Larijani, la Justice iranienne emploie beaucoup d’efforts (à réviser le cas), et il y a une grande chance que la vie de Sakineh soit sauvée. Ainsi, ce responsable iranien affirme, à mots couverts, que l’Iranienne ne sera pas exécutée. C’est déjà une grande victoire, car on voit mal, après cette annonce, lorsque les yeux du monde entier sont rivés sur la prison de Tabriz, les autorités iraniennes exécuter Sakineh. Mais nous ne pouvons nous satisfaire d’une telle déclaration. Sakineh est innocente. Elle doit être libérée. Sans oublier qu’il faut tout de même rester extrêmement prudent. Car on a pu observer par le passé que les autorités iraniennes sont reines dans l’art de la désinformation.
La preuve. Nous sommes le jeudi 9 décembre. Il est 18 heures. Je reçois un coup de téléphone venant d’Allemagne. À l’autre bout du fil, Mina Ahadi, porte-parole du Comité international contre la lapidation. Elle paraît toute excitée. « J’ai une excellente nouvelle. Il est probable que Sakineh, Sajjad, Houtan Kian ainsi que les deux journalistes allemands aient été libérés ». La militante affirme se baser sur des « sources venant d’Iran », ainsi que sur des photos diffusées par la chaîne de télévision iranienne en langue anglaise Press TV, que vient de reprendre l’agence de presse internationale Reuters. Pour Mina Ahadi, « ces photos sont assez probantes. On y voit Sakineh et son fils Sajjad, dans leur domicile familial de la province d’Oskou (nord-ouest de l’Iran) ». Mais la présidente tempère : « Il est nécessaire, pour être sûr et certain de la libération, d’attendre la diffusion par la chaîne Press TV de l’émission d’où sont tirées les photos. Celle-ci est prévue pour 19 heures ». Parvenant mal à contenir mon émotion, j’appelle sans plus attendre Bernard et Maria pour les informer de l’extraordinaire nouvelle à venir. Je ressens alors chez eux une exceptionnelle joie, manifestée différemment pour chacun d’entre eux. Chez Maria, ce sont des cris de joie aigus non contenus. Chez Bernard, une voix qui soudain change de ton et se met à vaciller, trahissant l’intense émotion qui l’envahit soudain, de celles que l’on attend plus. Mais il nous faut tous les trois demeurer extrêmement prudents. Le gouvernement iranien ne cesse depuis des mois de manipuler les médias. Nous nous précipitons dès lors tous les trois devant nos ordinateurs, et parvenons à capter, non sans mal, la chaîne iranienne en direct.
Or les minutes passent et toujours aucune nouvelle de Sakineh. Les journalistes préfèrent au contraire diffuser des manifestations d’étudiants britanniques protestant contre l’augmentation des frais de scolarité. Des heurts éclatent avec les CRS. Des manifestants sont arrêtés. Selon les analystes présents en plateau, la République islamique d’Iran n’a rien à envier au Royaume-Uni en matière de droits de l’homme, une allusion à peine voilée aux manifestations meurtrières qui ont frappé l’Iran il y a à peine un an et demi. Pourtant, un seul étudiant britannique a-t-il perdu la vie aujourd’hui ? Un seul a-t-il été maintenu en détention ? Pendant ce temps, une étrange nouvelle tombe à l’Agence France Presse (AFP) : selon le comité anti-lapidation, dont le siège est en Allemagne, Sakineh Mohammadi-Ashtiani a été libérée ainsi que son fils et son avocat. « Nous avons reçu cette information d’Iran qu’ils sont libres », a déclaré Mina Ahadi. « Nous attendons encore une confirmation : il y a apparemment ce soir un programme qui doit être diffusé à la télévision, et là, nous le saurons à 100%. Mais oui, nous avons entendu qu’elle est libre, et aussi son fils et son avocat ».
Dès lors, nous assistons à un embrasement médiatique comme rarement nous en avions connus. Jamais mon téléphone n’avait sonné autant de fois en si peu de temps. France 2, France Info, TV5…, tous souhaitent avoir l’avis de La Règle du Jeu. L’information fait bientôt le tour du monde. En Italie, le ministre des Affaires étrangères Franco Frattini se réjouit aussitôt de la libération de Sakineh Mohammadi-Ashtiani, la qualifiant de « belle journée pour les droits de l’Homme ». Une joie également exprimée par le président brésilien Luiz Ignacio da Silva ou Laureen Harper, épouse du Premier ministre canadien Stephen Harper, qui s’étaient tous deux mobilisés en faveur de Sakineh. Pourtant, toujours aucune trace de l’Iranienne à la télévision. Tandis que les plus grands médias nous pressent désormais de nous positionner par rapport à l’annonce, nous prenons la décision ne pas confirmer. Parce que l’émission de Press TV n’a toujours pas été diffusée. Et parce qu’aucune source officielle ou autre en Iran ne confirme l’information. Et la pression sur nos épaules se fait de plus en plus forte, lorsque toutes les rédactions du monde entier, y compris nous-mêmes, recevons les photos de la « pseudo libération », diffusées par Press TV. Et en effet, celles-ci sont troublantes. On y aperçoit Sakineh, toute souriante, retrouvant six ans après, son fils Sajjad, au domicile familial d’Oskou. La preuve de la liberté, ces branches d’arbustes fleuris que l’on peut apercevoir derrière l’Iranienne, ces larmes qui coulent sur son visage et qu’elle peine à contenir, ou encore cette main de son fils qu’elle serre avec tant de tendresse, comme symbole d’un amour retrouvé. Mais hors de question, à La Règle du Jeu, de céder à l’émotion. Tandis que nombre de nos confrères décident tout de même de publier la nouvelle, nous nous abstenons, attendant en vain que Press TV, c’est à dire la télévision officielle iranienne, confirme la nouvelle. Mais le doute nous gagne. Car il faut être lucide, nous voyons mal la chaîne iranienne ne pas profiter de l’exclusivité mondiale qu’elle détient alors en étant la première à annoncer officiellement la libération. En concertation avec Bernard-Henri Lévy et Maria de França, nous décidons de publier deux textes indiquant notre scepticisme quant à la nouvelle, exprimons bien entendu notre plus grand souhait que celle-ci soit effectivement réelle, tout en évoquant l’effroyable possibilité que celle-ci ne soit en fait qu’une vulgaire manipulation, comme la République islamique en a tant usé dans ce dossier.
Malheureusement, les faits vont nous donner raison. Une heure plus tard, entre un flash info et une publicité, Sakineh va enfin apparaître. Mais une apparition éclair. Ou plutôt la bande annonce d’une émission à venir. Du genre trailer hollywoodien à la musique angoissante, bien loin des joies d’une libération. On y aperçoit pour la première fois le visage non flouté de Sakineh, ou celui d’une personne lui ressemblant étrangement (nous n’avons reçu que très peu de photos de Sakineh). Puis vient celui d’un homme, symbole de la Justice iranienne (on le remarque à la balance placée derrière lui). Il annonce d’un ton grave : « Depuis l’année dernière, certaines personnes écartent ce dossier de son cheminement légal pour en faire un cas politique ». C’est à cet instant que Sakineh déclare en persan : « nous avons planifié la façon de tuer mon mari ». En persan ? Mais Sakineh parle uniquement l’azéri ! (langue se rapprochant du turc, parlée par la minorité azérie, la plus importante du pays)! Des confessions à la reconstitution, au cours de la scène suivante, on remarque une Sakineh se cachant dans son tchador noir, avant que des électrodes ne soient collées à des pieds, sans doute ceux de son mari, puis branchées à la prise électrique. La musique s’accélère. Les plans aussi. Le suspense est à son comble. La vérité doit éclater demain, à 20h35 GMT (21h35 heure de Paris), sur Press TV.
Après un tel reportage, difficile de penser à une libération. On y retrouve au contraire la rhétorique iranienne dans sa splendeur, selon laquelle Sakineh est avant tout coupable de complicité de meurtre. Ce devait être une extraordinaire nouvelle. C’est devenu un cauchemar. Les photos d’une Sakineh et d’un Sajjad enfin heureux parce que réunis, six ans après, ne sont que le fruit d’une énième mascarade. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Dès le lendemain matin, la chaîne iranienne Press TV dénonce fièrement dans un communiqué « la vaste campagne de propagande des médias occidentaux qui ont annoncé que la meurtrière Sakineh Mohammadi Ashtiani avait été libérée » et explique pour justifier la publication des photos qu’une « équipe de production accompagnée de la chaîne iranienne Press TV est tombée d’accord avec les autorités judiciaires iraniennes pour suivre Ashtiani jusqu’à chez elle afin de produire une reconstitution visuelle de la scène du meurtre ». Une équipe de « journalistes » qui a obtenu l’autorisation de filmer celle qui est interdite de tout contact avec l’extérieur, y compris son avocat et son fils, depuis maintenant quatre mois ? Idem pour ces deux derniers, qui sont eux emprisonnés depuis deux mois ? La reconstitution d’un meurtre, alors que le dossier de celui-ci est élucidé et donc clos, depuis maintenant quatre ans ? Difficile par conséquent de ne pas présager du contenu de l’émission prévue le soir même. À Paris, l’ensemble des rédactions ont le sentiment profond d’avoir été trompé.
Et l’émission tant attendue va être cette fois diffusée à la seconde précise. Dès le début du reportage, la journaliste donne le ton en annonçant vouloir dévoiler la « face cachée de l’histoire de Sakineh, celle qu’a omis de révéler l’ensemble des médias occidentaux ». On l’a compris, nous allons assister à une violente charge contre l’Iranienne.
L’équipe de journalistes annonce tout d’abord avoir obtenu l’autorisation de se rendre fin novembre dans la province d’Oskou (les deux journalistes allemands emprisonnés apprécieront). Étonnamment, après avoir retrouvé, puis filmé celui qui a été reconnu coupable du meurtre du mari de Sakineh, c’est à dire Issa Tahéri, Press TV explique ne pas avoir obtenu de sa part l’autorisation de l’interviewer, alors qu’il demeure pourtant aujourd’hui libre. Puis c’est Sakineh elle-même, vêtue d’un manteau on ne peut plus serré, ainsi que d’un foulard laissant dépasser plusieurs mèches de cheveux, comme pour mieux prouver les accusations d’adultère pesant sur elle, qui va se charger, avec un grand sourire et une attitude pour le moins désinvolte, de reconstituer la scène du crime dont elle a été innocentée. Et comble du macabre, c’est Sajjad, le fils de Sakineh mais donc aussi celui de la victime, qui va jouer le rôle du mari assassiné, auquel l’Iranienne va injecter les somnifères. Comme si cela ne suffisait pas à son malheur, l’émission va continuer à abattre l’Iranienne, en faisant appel à plusieurs spécialistes (psychiatres et pasteurs) dans le but de prouver au téléspectateur que seule une personne « psychologiquement malade » peut être amenée à trahir son prochain, et que la trahison peut même parfois s’avérer dangereuse. Est alors diffusé le plus normalement du monde le corps de la victime.
Le problème, c’est la barbarie du procédé. Son insondable cruauté. C’est cet art consommé de souffler le chaud et le froid, de doser l’effroi et l’espérance, dans lequel les Iraniens, comme tous les totalitaires, sont en train de passer maîtres. […] Il y a ensuite eu, et ce fut plus abject encore, la vraie fausse reconstitution du meurtre du mari diffusée sur la chaîne de télévision iranienne destinée au public étranger en général et anglo-saxon en particulier. On y voyait Sakineh entrer dans le champ sur une musique mélodramatique. Puis s’approcher d’un placard de cuisine où elle prenait une seringue qu’elle emplissait d’un liquide bizarre. On la voyait l’injecter dans un corps allongé, simulant le sommeil, où l’on reconnaissait sans mal la silhouette familière de Sajjad, son fils. L’ignominie, alors, était à son comble. On a peine à imaginer – ou l’on n’imagine, au contraire, que trop bien – quels « arguments » ont dû être employés pour faire que l’adolescent joue ainsi, dans une mise en scène destinée à confondre sa mère, le rôle de son père mort. […] Lamentable. Diabolique mais lamentable. […] Il est évident que les autorités iraniennes ont fait de Sakineh l’enjeu d’une bataille qui dépasse sa modeste personne.
(QDP XII, p. 417-419)
Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Ainsi, la voix-off révèle ensuite que selon plusieurs accusations, « Sakineh était engagée dans des activités sexuelles pour de l’argent. La police a découvert des preuves selon lesquelles il y a eu deux relations. Sakineh a confessé la prostitution ». Sakineh prostituée ? On aura tout vu… Et l’émission poursuit dans le mensonge. Selon la journaliste, le verdict de lapidation prononcé contre Sakineh était en réalité un verdict symbolique, car au moment où la peine a été prononcée, une loi existait depuis un an, interdisant son application. Il est intéressant de noter que depuis 2005, huit personnes en Iran ont tout de même été lapidées.
C’est là que la journaliste fait appel à Sajjad Ghaderzadeh. Il a la mine dévastée, et s’exprime avec difficulté, sans doute suite aux nombreuses tortures qu’il reçoit en prison depuis deux mois. Et c’est en lisant un texte, que le fils de Sakineh va fustiger Mina Ahadi, présidente du Comité international contre la lapidation, qu’il avait lui-même tout d’abord contacté pour sauver sa mère, mais également les deux avocats de celles-ci, Mohammad Mostafaei et Houtan Kian. Et la grande nouveauté, c’est qu’en plus d’être une communiste contre-révolutionnaire, ce dont le dernier reportage en date de la télévision d’État l’accusait, Mina Ahadi est désormais décrite par la journaliste comme membre d’un groupe terroriste séparatiste kurde armé. Mohammad Mostafaei, un des plus illustres avocats d’Iran, avant d’être forcé de quitter le pays cet été, est lui présenté comme un mercenaire ayant spolié la famille de Sakineh. Enfin, Houtan Kian, qui paraît extrêmement mal en point, s’accuse lui-même d’avoir pris en main ce dossier en raison de l’énorme médiatisation en Occident de tout cas relatif à la lapidation en Iran. Décidément, on aura tout vu.
Dernières personnes à être discréditées par le reportage, les deux journalistes allemands du Bild, en prison eux aussi depuis le 10 octobre dernier et dont le nom, que l’Allemagne a toujours voulu taire pour leur sécurité, est dévoilé sans aucun scrupule par la chaîne gouvernementale iranienne. « Ils s’appellent Yens Andreas Koch, 29 ans et Marcus Alfred Rudolf Hellwig, 45 ans », révèle la journaliste, après avoir effectué un zoom sur leur passeport. Et après que le procureur iranien de la ville de Tabriz ait annoncé que les deux journalistes ont « reconnu avoir violé la loi du pays », on voit mal les deux Allemands retrouver leur famille avant Noël, comme le prétend le proche Conseiller du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, Rahim Mashaei, dans une interview au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ou alors peut-être uniquement une libération provisoire de quelques jours à l’ambassade allemande à Téhéran. Et la conclusion de la journaliste est tout bonnement scandaleuse : « Voici l’histoire de Sakineh Mohammadi Ashtiani, avec tous ses rebondissements, compliqués par des événements autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et de Ebrahim Ghaderzadeh, tué par Sakineh ». C’est affligeant, surtout de la part d’une pseudo journaliste. Non seulement Sakineh a été innocentée il y a quatre ans de toute complicité dans le meurtre de son mari par le tribunal de la Province d’Oskou, mais même en émettant l’hypothèse absurde selon laquelle elle serait tout de même coupable, et en sachant que la Justice iranienne ne cesse d’annoncer depuis cet été que le dossier est en cours de révision, ni le Tribunal, et encore moins la journaliste, n’ont le droit d’affirmer que l’Iranienne est coupable, étant donné qu’elle est supposée bénéficier de la présomption d’innocence. Mais on l’aura compris, ce n’est pas la chaîne, mais le gouvernement iranien qui parle. Par cette phrase, il tait pour de bon les débats quant à une hypothétique libération de Sakineh et se moque une nouvelle fois des journalistes du monde entier, à qui il avait pourtant suggéré la nouvelle.
Ainsi, Bernard-Henri Lévy évoquera dans la foulée le « dégoût » que lui a inspiré cette macabre séquence, mais aussi l’espérance, l’espérance suscitée par cet incroyable embrasement médiatique qui a suivi l’annonce de cette fausse libération. À coup sûr, si elles doutaient encore de l’importance que revêt le sort de Sakineh aux yeux du monde entier, les autorités iraniennes en ont désormais la preuve flagrante. Le monde en général, et La Règle du Jeu en particulier, ne lâcheront pas prise, jusqu’à la libération de Sakineh, de Sajjad, de Houtan Kian, de Yens Koch et de Marcus Hellwig.
Je me souviens de cette soirée glaciale de janvier 2010, bouleversée par cet étrange message Facebook. Aujourd’hui, à Paris, le froid montre à nouveau le bout de son nez, les couloirs de bus sont verglacés, annonciateurs de l’hiver qui arrive à grand pas. Cela va en effet faire un an que Bernard, Maria et moi, nous sommes rencontrés. En douze mois, nous en avons remporté des victoires, nous en avons aussi essuyé des déceptions… mais nous nous sommes battus. Et aujourd’hui, La Règle du Jeu peut se vanter d’être devenue la référence en matière d’infos et de combats pour la démocratie en Iran. Aujourd’hui, et ce n’est pas une maigre victoire, le monde parle presqu’autant de la question des droits de l’homme en Iran, que de l’épineux dossier nucléaire qui occupait ces dernières années toutes les Unes des grands médias. Mais il ne faut nullement s’en satisfaire. J’étais bien loin de croire sur parole Bernard-Henri Lévy quand il m’annonçait il y a un an à l’hôtel Raphaël, que nous mènerions tant de combats ensemble. Quand il m’annonçait que rien n’était impossible, et qu’il fallait rayer le mot « illusion » de son vocabulaire. Aujourd’hui il m’en a apporté la preuve formelle. C’est donc ce qui doit nous amener à nous surpasser, à redoubler nos efforts, pour inciter nos confrères à œuvrer eux aussi à la libération de Sakineh et des siens, et tant d’autres. Se taire quand on a les moyens d’agir est tout simplement criminel. Dans quelques jours, le blog « Nouvelles de l’Iran libre » va souffler sa première bougie et va devenir un site à part entière. Grâce à lui, vous allez bientôt avoir la chance et la douleur de connaître Hossein, mais aussi des centaines d’autres prisonniers politiques iraniens, des centaines de visages qui renferment chacun une douloureuse histoire, et que tous ensemble, nous devons sortir de l’anonymat dans lequel ils sont retenus prisonniers depuis tant d’années.
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