Oublions un instant les arguments de principe et de morale. Oublions, ou essayons d’oublier, les 250 000 morts dont Bachar el-Assad a pris la responsabilité directe ou indirecte en décidant, il y a presque cinq ans, de répondre par les armes au soulèvement de son peuple. Mettons de côté le fait qu’il a sur la conscience dix à quinze fois plus de meurtres de civils qu’un État islamique dont les vidéos mondialisées ont occulté ses propres massacres sans images. Il y a cinq raisons au moins qui font qu’on ne peut pas dire, même du point de vue de la seule « realpolitik », qu’il soit une « alternative » à Daesh.
1. Il a créé le monstre. En libérant de prison, en mai 2011, des centaines d’islamistes qui allaient fournir à la nouvelle organisation ses premiers combattants et ses cadres, en pilonnant les positions rebelles modérées tout en épargnant non moins méthodiquement le fief de l’État islamique à Raqqa, en laissant enfin les coupeurs de têtes irakiens trouver, autour de l’été 2014, un sanctuaire à l’est du pays, il a enfanté l’hydre qu’il prétend aujourd’hui combattre. N’est-ce pas beaucoup d’ambiguïtés pour un possible allié ? Et est-ce une bonne et saine base pour un combat prétendument commun ?
2. Il n’a aucun intérêt à vaincre. Absolument aucun. On peut même dire, sans grand risque de se tromper, que l’homme qui a réussi à vendre aux trois quarts de la planète l’idée selon laquelle il serait le dernier rempart face à Daesh sera aussi le dernier à vouloir son élimination. A-t-on jamais vu un joueur d’échecs, fût-il médiocre ou aveuglé, sacrifier sa pièce maîtresse ? Un assuré, sa police d’assurance ? Et croit-on Bachar et les siens assez bêtes pour n’avoir pas intégré le fait qu’ils ne doivent leur survie politique qu’à celle de ce jumeau et au fait de s’être imposés comme ceux par lesquels il faut passer pour lutter contre le mal absolu ?
3. Soit, disent les partisans de l’alliance. Mais procédons, dans ce cas, en deux temps. Battons d’abord Daesh. Et occupons-nous, ensuite, de ce Bachar el-Assad pour lequel nous n’avons, nous non plus, pas beaucoup de sympathie. C’est supposer les dictateurs, je le répète, plus sots qu’ils ne le sont. Mais c’est ignorer surtout que la politique a ses lois ou, en tout cas, sa dynamique. Car le plus probable est que, contrairement à ce que feignent de croire ces apprentis sorciers, les nations démocratiques auraient le plus grand mal à se débarrasser, le moment venu, d’un allié qui saurait revendiquer, malgré tout, sa part de la victoire ; et que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, et les mêmes miroirs les mêmes reflets, le djihadisme renaîtrait alors, quoique sous une forme différente. L’État islamique était-il déjà autre chose qu’un avatar d’Al-Qaïda ? C’est sans fin.
La Syrie baassiste est morte
4. Bachar el-Assad, c’est l’État, ajoutent encore les mêmes. Et il ne faut pas commettre l’erreur fatale de casser l’État syrien… L’argument ne tient pas davantage. Car de quel État parle-t-on quand on sait que le régime ne tient plus aujourd’hui qu’un cinquième de son territoire ? que les quatre cinquièmes restants ne reviendront jamais, de leur plein gré, sous son effroyable contrôle ? qu’ils continueraient, s’il l’emportait, de fuir en masse sur les routes de la Turquie, du Liban, de l’Europe ? et que lui-même se soucie si peu de son pseudo-État qu’il n’hésite pas à abandonner à leur sort ceux de ses propres soldats qui, comme l’été dernier à Tabqa, près de Raqqa, ont le malheur de s’être aventurés au-delà des frontières du “pays utile” ? La Syrie baassiste, quoi qu’en disent ses amis souverainistes, est morte et enterrée. Et ce n’est pas une victoire militaire en trompe-l’oeil qui saura la ressusciter.
5. Et puis il y a un dernier argument que l’on entend et qui est l’argument selon lequel, de même qu’il a bien fallu s’allier avec Staline pour défaire Hitler, de même il ne faut pas craindre de jouer la carte Bachar pour se débarrasser de l’EI. Là encore, l’argument est absurde. Et sa fausse évidence fonctionne comme une terrible illusion. Car enfin, que le djihadisme soit le fascisme de notre temps, c’est vrai. Qu’il soit animé par des projets, des idées, une volonté de pureté qui ne se peuvent comparer qu’aux délires hitlériens, non seulement j’en conviens, mais j’ai été, je pense, l’un des premiers, il y a vingt ans, à l’établir. Mais de là à comparer la puissance de l’un avec celle de l’autre et de là à dire que les démocraties seraient, face aux coupeurs de têtes de Mossoul et de Palmyre, dans une impasse stratégique analogue à celle des années 1939-1945 face à la Wehrmacht nazifiée, il y a un pas que seul permet de franchir le goût de l’approximation et de l’irresponsabilité. L’État islamique est fort, bien sûr. Mais il n’est pas si fort que l’on n’ait pas d’autre choix, pour l’abattre, que celui de la politique du pire.
Reste à savoir, cela étant dit, ce qu’il faut concrètement faire. Et c’est, le temps passant, la question la plus difficile. Faut-il équiper ce qui reste de l’armée syrienne libre ? Traiter avec les derniers dignitaires alaouites à n’avoir pas de sang sur les mains ? Parler avec les membres du clan Assad qui ont pris très tôt le chemin de l’exil et n’ont par définition, pas trempé dans les massacres ? Est-il encore temps de faire dialoguer, dans un lieu neutre, les différentes composantes de ce qui fut la Syrie et qui n’existe plus, sous sa forme ancienne, que dans les fantasmes sanglants de son dictateur ? Ou faudra-t-il se résoudre à des solutions radicales du type de celles qui furent mises en oeuvre, après la Seconde Guerre mondiale, en Allemagne et au Japon ? Toutes les voies sont ouvertes. Mais elles sont de plus en plus étroites. Et aucune d’elles ne passe par le maintien de Bachar el-Assad.
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