Seul sur la scène du théâtre Belvarosi de Budapest, Bernard-Henri Lévy joue BHL. Le rôle de sa vie. Arpentant une chambre d’hôtel imaginaire, il est cet écrivain censé rédiger l’éloge d’une Europe qui se meurt. Après l’hécatombe de 14-18 et l’Holocauste, un « troisième suicide » se profile. « L’Europe succombe à une overdose d’aigreur, de médiocrité et de lâcheté », dénonce-t-il. La faute aux « Corbyn, Le Pen, Baby Trump, Salvini-Di Maio, Poutine et Orban, les cas les plus flagrants de cette caravane de salauds » qui menace la « petite princesse Europe ».
BHL, lui, voudrait sauver cette mythique Levantine qui fut séduite et abandonnée par Zeus sur les rives de la Crète. Mais les images et les symboles se bousculent dans son esprit enfiévré. Martyre de la Bosnie, équipée de Lord Byron à Missolonghi, calvaire des migrants en Méditerranée, nazisme sournois de Heidegger, « héroïsme de la raison » avec Husserl…
Sur des écrans, sa harangue érudite est traduite en hongrois. Feignant d’être interrompu par les SMS de ses amis (« Hello Bernard, it’s Salman Rushdie ») ou les interventions de citoyens eurosceptiques, l’auteur et interprète de Looking for Europe scande son texte à la manière de Malraux, fustige ces Français « qui se prosternent devant les “gilets jaunes” », et met la salle dans sa poche en dézinguant Viktor Orban, ce « clone sans les muscles de Poutine », avec lequel il s’est entretenu deux jours plus tôt.
Mi-Don Quichotte, mi-Solal
Haro sur les nationalistes « à front de bœufs » ! Parti de Milan, après vingt-deux représentations à Bruxelles, Amsterdam, Barcelone, Madrid, Kiev, Rome, Prague, Dublin, Lisbonne et Sarajevo, « où tout a commencé quand nous avons laissé mourir cette Europe en miniature qu’étaient Sarajevo et la Bosnie », le « BHL Tour » s’achèvera par deux représentations à Paris, les 20 et 21 mai, à quelques jours des élections européennes.
A mi-parcours, tout s’est bien déroulé : grâce au travail acharné de son équipe (une vingtaine de collaborateurs, dont trois officiers de sécurité !), les salles sont remplies de sympathisants, et les interviews se succèdent. Pour financer l’opération, l’homme de réseaux BHL a fait appel à une quinzaine de partenaires, parmi lesquels ses amis Arnaud Lagardère et François Pinault, mais aussi l’opérateur Orange et le groupe Havas. « La tournée est à l’équilibre. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de l’argent », certifie Alexandre Baud, le producteur. Avant l’automne, l’équipée devrait donner naissance à un documentaire en forme de « road-movie » réalisé par François Margolin, déjà producteur de Bernard-Henri Lévy pour les films Peshmerga et La Bataille de Mossoul.
Mais que faut-il penser du comédien BHL ? A l’évidence sa technique est perfectible. Diction parfois confuse, bras qui s’agitent et regard sur les prompteurs… BHL n’en a cure : « J’y vais comme je sens. Ce texte est, certes, une fiction. Mais la seule chose qui compte pour un comédien, c’est, en même temps, de dire la vérité. »
Alors il se jette à l’eau. A l’acte 4, le philosophe finit dans une baignoire. « Au bain » BHL ! Sur scène, on ne triche pas. L’émotion passe. Et l’on en apprend plus sur ses fantasmes que dans des milliers d’interviews. Beau, riche, puissant et surdoué… BHL se reconnaît un peu en Don Quichotte et beaucoup en Solal, le héros d’Albert Cohen, « ce juif solaire et magnifique, qui donne des boutons et des allergies aux antisémites ».
Sermon « béhachélien »
La performance est aussi littéraire. Dans sa chambre d’hôtel, après le spectacle, BHL ne dort pas. Il réécrit un bon tiers de sa pièce pour l’adapter au contexte historique, culturel et politique de sa prochaine étape : « C’est formidable pour un écrivain de pouvoir “reprendre son coup”, comme disait Sartre. »
Le philosophe chérit cette technique du « palimpseste ». A l’issue de la tournée, la vingtaine de versions de Looking for Europe sera publiée dans un volume de mille pages. Pour les europhiles, uniquement.
Cette réécriture crée l’événement. Jouant Looking for Europe, à Gdansk, le 12 avril, dans la salle de conférence du Musée de Solidarnosc, Bernard-Henri Lévy avait glissé dans son texte un vibrant hommage à son ami Pawel Adamowicz, « maire courage et martyr » poignardé le 14 janvier par un repris de justice. Cet assassinat d’un élu libéral dans le climat de haine entretenu par le PiS, parti ultra-conservateur et nationaliste au pouvoir, a ému la Pologne. Pendant le sermon « béhachélien », chaque spectateur a pu allumer une petite chandelle électrique. Et à la fin de la représentation, l’auteur-acteur a fait respecter une minute de silence. Emouvant.
Mais le dramaturge en chemise blanche et costume Charvet revient de loin. En 2014, il avait connu un humiliant échec en proposant au comédien Jacques Weber d’interpréter la première adaptation de son monologue Hôtel Europe, au Théâtre de l’Atelier. Malgré la venue du Tout-Paris, de Nicolas Sarkozy à François Hollande, la pièce avait été éreintée par la critique et retirée prématurément de l’affiche. « Moi, j’avais trouvé ce texte prophétique et très inspirant », se rappelle pourtant Sophie Wiesenfeld, amie de BHL et organisatrice d’événements culturels franco-britanniques.
C’est elle qui a convaincu l’écrivain de monter sur la scène du Cadogan Hall de Londres, le 4 juin 2018, pour défendre Last Exit before Brexit, une version remaniée d’Hôtel Europe destinée à conjurer la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Dans la foulée, le 5 novembre 2018, il donnait Looking for Europe au Public Theater de New York s’en prenant à « Baby Trump », fossoyeur de son Amérique.
« Je fais campagne, mais je ne suis candidat à rien »
L’idée de faire le tour des métropoles européennes s’est imposée durant l’été alors que grandissait la crainte d’un raz-de-marée populiste aux élections européennes. « Je fais campagne, mais je ne suis candidat à rien », explique BHL qui a choisi de débuter son périple à Milan, le 5 mars, jour de la fondation du parti fasciste, pour défier l’alliance populiste au pouvoir en Italie.
Tweet furieux de Salvini : « Le philosophe-conseiller de Macron reprend ses fonctions en disant que je suis un “personnage inquiétant” et que, à cause de moi, l’Italie risque “la tragédie”. Au lieu de dire des bêtises, ce monsieur devrait peut-être s’intéresser davantage à ce qui se passe en France. »
Réponse de Bernard-Henri Lévy : « Vous m’invitez à me soucier de ce qui se passe en France. Je vous invite à vous soucier des crimes de Poutine qui vous finance. De la mémoire de l’Italie que vous souillez. De la noyade promise aux enfants migrants. Parlons-en. Idéologie contre idéologie. Chiche ? »
Mais le leader de la Ligue n’a pas donné suite…
Le libéral et l’« illibéral »
Viktor Orban, lui, a tenu à s’afficher aux côtés du « French philosopher ». BHL a connu l’actuel Premier ministre de la Hongrie en 1989. Alors missionné par François Mitterrand pour aider les nouvelles démocraties d’Europe centrale, l’auteur de La Barbarie à visage humain se souvient du jeune militant libéral et proeuropéen d’alors. BHL résume : « Aujourd’hui, il a trahi tous ses idéaux et s’emploie à recréer un régime de parti unique en se mettant dans la main de Poutine. Mais il a lu une interview de moi dans une revue hongroise et m’a fait porter une lettre par son ambassadeur à Paris en me proposant un rendez-vous. »
Le libéral a accepté l’invitation de l’« illibéral ». Mais il a préalablement rencontré le recteur de la Central European University, financée par George Soros, l’ennemi numéro un du régime, et recueilli les doléances d’une quinzaine d’opposants au pouvoir. Main basse sur les médias, atteinte à la liberté académique, racisme anti-Roms, traitement inhumain des migrants, protection des intérêts russes… « J’ai soumis tous les sujets à Orban. Il n’a pas toujours répondu. Mais je peux en rendre compte à mes amis », assure BHL. Les opposants hongrois restent sceptiques : « Il vous ment », « Il se sert de vous », « Il vous a parlé plus longtemps qu’à nous tous réunis », déplorent-ils. Qu’à cela ne tienne. BHL a repéré le pasteur Gabor Iványi, à la tête d’un centre d’accueil pour SDF et migrants. Un temps proche d’Orban dont il a baptisé le fils aîné, cet « abbé Pierre » de Budapest est l’une des bêtes noires du Château, qui le prive d’argent public. « Si cela ne devait pas cesser, j’ai expliqué à Orban qu’il y aurait des articles sur Gabor dans la presse internationale », prévient BHL, qui voit en son nouveau protégé un possible candidat à l’élection présidentielle.
A Kiev, notre agent d’influence a fait coup double en rencontrant les deux finalistes de l’élection présidentielle qui s’affrontent ce 21 avril. « Porochenko est un ami depuis la révolution de Maïdan, mais je ne connaissais pas Zelensky, un humoriste devenu célèbre dans tout le pays en créant un personnage de président fictif. Bien que novice, il est donné vainqueur par le sondage. Je suis content de l’avoir rencontré », raconte BHL. Un scoop qui a intéressé l’Elysée. « Lors d’un retour éclair à Paris, Bernard a facilité les rencontres des deux candidats avec Macron », croit savoir un proche du philosophe.
Le « ministre des Affaires étrangères bis » est un multirécidiviste. En 1992, il entraînait François Mitterrand dans Sarajevo assiégé ; en 2011, il jouait les intermédiaires entre Nicolas Sarkozy et les rebelles libyens de Benghazi (ce qui lui sera amèrement reproché) ; en 2015, il invitait une délégation kurde dans le bureau de François Hollande.
Pour sauver l’Europe, BHL préconise donc logiquement l’élection d’un(e) président(e). « Il faut un visage, n’importe lequel mais donnez-moi un visage », clame-t-il dans le final de sa pièce. Merkel ? Ou Tsipras, qu’il a rencontré à Athènes ? D’humeur surréaliste, le comédien imagine déjà un gouvernement en rameutant John Locke aux Droits de l’homme, Copernic à l’Education nationale, George Soros aux Finances avec mère Teresa, Houellebecq aux Droits des animaux, Salman Rushdie au ministère des Cultes… Et l’on devine déjà qui serait l’éminence grise de ce nouveau pouvoir. « Venez tous ensemble pour retrouver la princesse Europe, la sauver et la couronner. Levez-vous, venez avec moi », psalmodie BHL dans toutes les langues du continent.
LOOKING FOR EUROPE, DANS LA PRESSE EUROPÉENNE
Tous les articles en langue anglaise sont à retrouver sur la version anglophone de ce site.
(ESPAGNE) Bernard-Henri Lévy, cooked in seva tinta, Sebastia Alzamora, Ara.cat, 31 janvier 2019.
(ITALIE) Via Salvini, “affidatevi a De Falco”, Massimiliano Lenzi, Il Tempo, 18 février 2019.
(ESPAGNE) “Vox y el independentismo son rostros gemelos”, Salva Torres, El Mundo, 17 mars 2019.
(GRÈCE) Ο Bernard-Henri Lévy στην Αθήνα, Times News, 19 mars 2019.
(GRÈCE) «Η αναζήτηση για την Ευρώπη περνά από την Αθήνα», Κεφαλά Αλεξία, Ta Nea, 22 mars 2019.
(ESPAGNE) Bravo-Hermano Liberal, Pedro J. Ramírez, El Español, 24 mars 2019.
(ESPAGNE) Albert Boadella vuelve a Barcelona 12 años después, Metropoli Abierta, 25 mars 2019.
(ESPAGNE) Y Boadella volvió, Miquel Giménez, Vozpopuli, 27 mars 2019.
(ESPAGNE) « Looking for Europe / Bernard-Henri Lévy », Gabriel Sevilla, Artezblai, 27 mars 2019.
(HONGRIE) Lévy aggódik Európa jövőjéért, Euronews, 2 avril 2019.
(ALLEMAGNE) Philosoph Lévy tourt mit Pro-Europa-Theaterstück durch die EU, Euronews, 2 avril 2019.
(PORTUGAL) « A Europa segundo Bernard-Henri Lévy », Clara Ferreira Alves, Expresso, 6 avril 2019.
(HONGRIE) « A fiatal Orbán, aki hitt az emberi jogokban, már nincs többé », Euronews, 9 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Auf der suche nach Europa », Von Carmen Gräf, Kultur Radio, 11 avril 2019.
(ALLEMAGNE) « Wird sich Europa mit dem schlimmsten abfinden? », Die Welt, 11 avril 2019.
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