Ce que je trouve le plus choquant dans cette affaire Richard Millet ce n’est bizarrement pas ce racisme de petit Blanc recyclant, de livre en livre, son histoire de RER où l’on se sent cerné par des hordes de basanés.
Ce n’est pas le ton, qui se veut sans doute très Montherlant, de ses considérations sur “les” femmes (dans un des trois opuscules qu’il vient de publier, on apprend, entre autres élégances, que leur peau, après 40 ans, a “la consistance d’une poire mûre”).
Ce n’est même pas l’énorme provocation de cet éditeur au long cours qui, envieux, comme il arrive parfois, de succès qui ne sont pas les siens, vient apparemment de décider, non pas, comme disait Gide, de “se mettre grand écrivain comme on se met grand coiffeur” (il a publié, depuis trente ans, dans une relative indifférence, des textes en grand nombre), mais de frapper, lui aussi, pour son propre compte, un grand coup (“si t’as pas ton Grand Scandale à 60 ans, c’est que t’as raté ta vie”…) : il avait, dans un précédent livre, essayé le soutien à Ben Laden (“vient un moment où on ne peut que donner raison à Ben Laden, pour peu qu’il ne soit pas une fiction américaine ou islamiste”, “L’opprobre”, Gallimard) – mais cela n’avait intéressé personne ; il avait, en mai dernier, joué la carte de la défense de Bachar al-Assad (une charge, qui se voulait “dérangeante”, contre les médias “pâmés” devant les “insurgés” de Homs et d’Alep, “Printemps syrien”, Fata Morgana) – c’est également tombé à plat ; alors, là, il fait plus fort ; il passe à la vitesse supérieure ; il donne carrément un “éloge” d’Anders Breivik, le tueur en série d’Utoya, qui est, écrit-il, “ce que méritait la Norvège” et dont l’acte lui paraît empreint de “beauté formelle” et de “grandeur littéraire” – miracle ! cela marche ! le petit fonctionnaire des lettres tient enfin sa grande affaire ! ce “quart d’heure warholien” dont il explique que son héros, “écrivain par défaut”, ne l’a pas vraiment voulu, eh bien lui, Millet, l’a follement désiré, et il l’a !
Non. La vraie surprise, pour moi en tout cas, aura été la réaction de toute une partie du milieu littéraire à la publication de ces trois libelles ruisselant de petites pensées et de hargne.
Il y a eu le réflexe pavlovien de ceux qui, lorsque les premiers critiques se sont avisés de l’existence d’un livre où un tueur psychopathe était donc présenté comme un “héros malthusien”, disciple de Baudrillard, ont crié à la police de la pensée, à la censure organisée, au triomphe du politiquement correct.
Il y a eu, comme toujours, je veux dire comme dans la plupart des grands débats d’aujourd’hui, cette drôle de nouvelle technique qui consiste à ne surtout pas prendre parti et à bien renvoyer les protagonistes dos à dos – insulteurs et insultés, même combat ; racistes et antiracistes, même bouffonnerie lamentable ; victimes de Breivik et victimes, “comme Breivik”, de l’horreur social-démocrate norvégienne, un point partout, circulez, rien à voir.
Il y a eu la convocation immédiate, et non moins pavlovisée, des grands Anciens censés rappeler au lecteur médusé que l’on peut être un-grand-écrivain-et-un-parfait-salaud – pauvre Céline ! pauvre Aragon !
Comme l’affaire ne passait toujours pas et qu’il restait des mauvais esprits pour juger bizarre un éditeur recommandant “le chant de la kalachnikov” et la “jubilation singulière” que “le fait de tuer peut donner”, il s’est trouvé tel blogueur, version speedée de l’éditorialiste, pour comparer cet obscur acteur de la scène littéraire, en quête de rôle et d’opprobre, à Marguerite Duras dérapant dans l’affaire Villemin (ou à Philippe Muray qui n’est plus là pour se défendre et dont il faut bien que quelqu’un rappelle que les milliers de pages des “Exorcismes spirituels” et de “Après l’Histoire”, outre qu’elles n’ont jamais cédé à l’abjection, ont tout de même un autre poids que ces trois brochures indigentes).
On nous a fait le coup de la Littérature et du Mal.
On a osé, pour “contextualiser” l’affaire, citer Artaud, Sade ou Bataille – ce qui me semble à peine moins grave que de n’avoir pas bondi à la description du “cloaque ethnique” qu’est devenue, selon Millet, la France.
Jusqu’à Antoine Gallimard, héritier d’une Maison qui fut celle de Proust et de Malraux et qui, lorsqu’elle eut à traiter cette forme de saloperie, la trouvait signée Drieu (ce qui avait, là aussi, et à tout prendre, une autre allure) : prié d’arbitrer, il a cru pouvoir fermer le ban en invoquant une “liberté d’expression” dont il devrait pourtant savoir qu’elle est parfois l’exact contraire de la vraie liberté de penser.
Nous en sommes là.
Toute cette histoire serait burlesque, il y aurait quelque chose de pathétique dans ce désir d’être paria que l’on sent à chaque page de ces trois livres, si l’auteur n’avait, aussi, et précisément, destin lié à cette Maison.
On voit mal comment les successeurs de Sartre et de Malraux pourront continuer d’être édités par un homme pour qui “ce qu’on appelle littérature” n’est plus que “la face hédoniste d’un nihilisme dont l’antiracisme est la branche terroriste” et qui voit dans la plupart des écrivains de son temps des “séides” doublés de “sycophantes”.
L’affaire, on peut l’imaginer, ne fait que commencer.
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