C’est l’homme qui prit sur lui, à Tibériade, au bord du lac, de restaurer et glorifier le tombeau de Rabbi Meir Baal Haness, autrement nommé le faiseur de miracle, qui fut, au IIe siècle, l’un des principaux rédacteurs du Talmud.
C’est l’homme qui, en hommage à Shimon bar Yohai, cet autre maître, cet autre saint, qui est le probable auteur, lui, du Livre caché, c’est-à-dire du Zohar, a créé sur le mont Méron, la plus haute montagne d’Israël, près de Safed, l’un des plus beaux instituts d’études juives d’Israël et du monde.
C’est l’homme qui, en 1967, après que Tsahal vint à bout d’une coalition d’armées une nouvelle fois acharnées à sa perte, décida de reconstruire à l’identique, dans la vieille ville de Jérusalem, face au Mur, l’une des plus anciennes yeshivas de la région, la yeshiva Porat Yossef, que la Légion arabe avait rasée au moment même – 1948 – où elle refusait le plan de partage de la Palestine.
C’est l’un des hommes qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, a probablement commandé, fait réaliser et installer dans les synagogues les plus fameuses ou les plus reculées de la planète le plus grand nombre de Sefer Torah, de rouleaux de la Torah : d’un juif écrivant ou faisant écrire une seule des 304 805 lettres qui, sur le parchemin idoine et à l’aide d’une plume préparée à cet effet, font un Sefer Torah, on dit qu’il a part pour la sainteté – que dire, alors, de ce juif qui, de Clermont-Ferrand à Rome, Naples et New York, mais aussi de Rhodes à Budapest, et de Manille à Kinshasa, aura voué sa vie à vivifier la sainte lettre ?
C’est le seul homme encore qui, à ma connaissance, entreprit, dès 1990, d’évacuer et de faire soigner les enfants de Tchernobyl ; c’est le promoteur, à Tel-Aviv, d’un hôpital pour enfants dont les patients se trouvent être, en majorité, palestiniens ; c’est l’organisateur d’innombrables rencontres pour la paix entre imams et rabbins, hommes de foi et de doute, venus du monde entier.
Et c’est l’homme dont, en reconnaissance enfin de ce qu’il a fait, sa vie durant, pour les études juives et la dispersion de leurs étincelles et en reconnaissance, aussi, de ce que Lily, sa veuve, continue d’accomplir dans la fidélité à sa mémoire, on vient de donner le nom à la légendaire Enio, cette petite école parisienne qui fut la maison d’études de Levinas et qui, pour les hommes de ma génération, reste attachée à son souvenir et à son œuvre.
Cet homme s’appelle Edmond Safra.
La chronique des faits divers a retenu sa mort absurde, il y a douze ans, asphyxié par un incendie criminel dans un appartement paradoxalement trop fortifié.
L’histoire de la finance range ce citoyen du monde, issu d’une très ancienne famille de juifs syriens dont les caravanes de chameaux sillonnaient déjà l’Empire ottoman, au nombre des grands banquiers d’avant l’époque des agences de notation, de l’argent fou et de la spéculation reine.
Aujourd’hui, lundi, à la Grande Synagogue de Genève, je choisis d’honorer le bienfaiteur, le philanthrope, l’héritier des Adolphe Crémieux, des James de Rothschild, des Moses Montefiore, ces fils des Lumières juives qui avaient compris que la philanthropie n’est pas affaire de charité mais de justice et que cette œuvre de justice a pour objet la réparation du monde, son Tiqqun – ce mot humble et glorieux qui dit le double refus de l’ordre des choses, d’une part, et d’une Révolution qui, d’autre part, ne fait jamais que reconduire les procédures les plus tyranniques de l’ordre que l’on croit avoir renversé.
Et, surtout, j’essaie de brosser le portrait d’un juif complexe, puisant à toutes les sources, fouillant dans toutes les mémoires, semblant parfois s’ingénier à attirer sur lui tous les traits épars – il aurait dit, comme dans le Zohar qui lui était si cher, tous les éclats brisés – d’une Tradition dont toutes les régions lui semblaient également familières : l’Étude mais aussi le Savoir (ce disciple de Shimon bar Yohai n’est-il pas aussi l’homme qui offrit au musée d’Israël, en 1996, le premier manuscrit d’Einstein sur la théorie de la relativité ?) ; la piété la plus intense mais aussi l’extension de la morale de la Torah à tous les champs de l’expérience et de la souffrance humaines (n’est-ce pas de cela qu’est, à la fin des fins, synonyme ce nom de Levinas désormais associé au sien ?) ; l’esprit de résistance (Rabbi Akiba) et de prudence (Rabbi Meir) tels qu’ils se disputent l’âme de tous ceux qui, jusqu’à nos jours, ont médité et méditent encore sur la grandeur et la tragédie des révoltes juives des premiers siècles de l’ère chrétienne.
Une sorte de juif total, en un mot. Ou, au sens propre, de juif absolu. Ou, pour citer, en la détournant quelque peu, une formule de mon ami Benny Lévy, un véritable « juif du siècle » tissant les fils d’une mémoire commune en une tresse singulière et dont je ne connais guère d’équivalent.
Honneur à cet homme. Loué soit son nom. Cette année de bruit et de fureur, cette année marquée, comme jamais, par le débat sur la guerre juste et les apories de la violence, cette année où le Nom juif s’est trouvé, avec d’autres mais plus que d’autres, pris en gage par une Histoire riche d’autant de promesses que de présages funestes, je ne suis pas fâché de la terminer sur cette note.
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