Ce fut une aventure singulière, dont le souvenir, 40 ans plus tard, produit un vertigineux effet. En 1981, trois jeunes hommes, Bernard-Henri Lévy, Marek Halter et Renzo Rossellini se rendent en Afghanistan, alors occupé par les Soviétiques. L’idée ? Aider la résistance des moudjahidin en leur offrant l’arme la plus puissante du monde – un média. Plus exactement : une radio. Pour cette guérilla divisée, éclatée, dans ce pays dont on dit à loisir – et à raison – qu’il est une concaténation de vallées encaissées, de petits royaumes ceinturés d’aplomb et de falaise, seule une radio permet de transmettre renseignement et consignes, indications et plans de bataille.

Mais la Radio Afghanistan-Libre, ou Radio-Kaboul Libre, n’a pas seulement, dans l’idée de ses inventeurs, un rôle tactique. Au-delà des vallées, ce sont les esprits qui sont à conquérir. Comme les journaux de la Belle-Époque « firent » la France rurale au tournant du XIXe, en créant une communauté d’imaginaires, d’émotions partagées, de représentations communes, comme « Radio Free Europe », dans les interstices du rideau de fer, fut à la fois le refuge et l’aiguillon de l’âme des nations européennes « kidnappées » par les régimes d’airain, cette Radio-Kaboul Libre devait être les premiers mots d’une âme afghane séquestrée.

Non seulement, donc des ordres de généraux, mais aussi la vie de l’esprit d’un grand pays envahi.

Comme pour Radio-Londres, évidemment, le stratégique se mêlerait au politique, au grand sens de ce mot ; depuis la Tamise, Pierre Dac ressuscitait les éclats du génie français, articulait la consolante voix d’un pays dans la nuit et le brouillard, et, l’heure suivante, des poèmes de Verlaine scandaient mystérieusement les notes du débarquement.

Ainsi, Bernard-Henri Lévy se rend sur place en 1981, inaugurant un compagnonnage afghan au long cours, qui l’amènera à occuper, entre autres, le poste d’envoyé de Jacques Chirac à Kaboul, celui de grand témoin de la geste du commandant Massoud, avant, aujourd’hui, de cheminer aux côtés de son fils, Ahmad Massoud, claquemuré dans un Panshir où bat, fragile, le cœur d’une nation. 

Une génération a passé ; avec elle, le long règne sinistre de l’armée soviétique s’est écroulé ; les talibans ont évincé les éléments les plus démocratiques de la résistance pour forger un nouveau tombeau, dont le sceau ne fut brisé qu’avec l’intervention de l’OTAN. En 1981, BHL amène avec Marek Halter et lui des techniciens de radio et, surtout, Renzo Rossellini qui était l’un des inventeurs des radios libres en Italie. 

Il s’agit de faire passer des émetteurs, en contrebande, cachés dans une voiture, depuis le Pakistan où se sont repliés les guerriers qui y fomentent la reconquête du pays. Les checkpoints sont traversés, les émetteurs transmis à ceux qui, dans la vallée du Kunar, s’en serviront ; d’autres transitent vers d’autres points stratégiques. Un réseau est né. La guerre de résistance peut se poursuivre ; elle sera, comme souvent les grandes aventures de liberté, hélas, gagnée mais trahie.

Le récit de cette aventure fut publié dans Le Nouvel Observateur par Bernard Henri Lévy et dans Libération par Marek Halter. C’est « L’Armée des Ombres » au pays des « Cavaliers ». On y lit le portrait d’hommes qui veulent un islam des Lumières ; devisent de leur guérilla « décentralisée » en s’agaçant de voir leur pays réduit à une collection de tribus ; espèrent une aide occidentale, et américaine, qui ne vient pas. Ce qui est permanent en Afghanistan cela semble être ceci : la lâcheté et le mépris du monde à son endroit.

En 2002, BHL poursuivra ce geste, celui d’offrir au peuple afghan un aiguillon pour l’âme, un refuge pour l’esprit, en fondant Les Nouvelles de Kaboul

Car, contrairement aux poncifs, le peuple afghan n’est pas aliéné à son archaïsme, prisonnier de son identité rurale et narcotique ; des femmes, des hommes y écrivent, pensent, lisent, étudient, pourvu qu’on leur en laisse la chance. Ce sont eux, ces premiers auditeurs de Radio-Kaboul Libre, ou ces premiers lecteurs des Nouvelles de Kaboul, qui, à l’heure où les talibans fondent sur le pays comme un vol de gerfaults, sont assassinés, persécutés, pourchassés. L’Afghanistan n’est pas cette lande de sable mouvant où les Empires s’enliseraient inéluctablement ; il a mille visages, mais il a surtout une voix. En 1981, elle montait des grésillons de Radio-Kaboul Libre.


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