Il y a quelque chose d’étrange dans ces 63 plaintes en demande d’instruction devant la Cour de justice de la République.
Car reproche-t-on à messieurs Philippe, Véran, Salomon et, même s’il jouit d’une immunité de principe liée à sa fonction, au président de la République ?
Tantôt de n’avoir pas prévu de masques.
Tantôt de n’avoir pas eu de tests et de vaccins.
Tantôt de n’avoir pas vu venir ce virus aujourd’hui encore inconnu.
Tous, au fond, leur reprochent d’avoir tâtonné, hésité, d’être allés, comme les scientifiques et les médecins, d’hypothèse démentie en hypothèse affinée et d’avoir gouverné, somme toute, par temps d’incertitude.
Je passe sur l’absurdité du grief : nul n’est censé ignorer la loi ; mais ce que l’on ignore n’est du domaine, à l’inverse, ni du punissable ni de la loi.
Je passe sur la détresse que l’on peut deviner derrière cette colère procédurière : « pendez les ignorants », crie-t-on ! « en taule, les incapables » ! et sans doute y a-t-il là l’expression d’une panique face au retour du Tragique, via le virus, dans nos vies.
Et je passe encore sur l’état d’ivresse punitive dans lequel semblent plongés ces collectifs d’avocats au verbe haut et aux idées courtes : « reconnaissance », disent-ils ! « on veut la reconnaissance de la souffrance de nos clients » !, mais ce qu’ils veulent, en vrai, c’est cogner ; c’est châtier ; c’est faire rendre gorge aux dirigeants ; et ils brandissent leurs 63 plaintes et mises en accusation expiatoires comme autant de coups de bâton saoudiens…
Le plus curieux, c’est que ce discours, à bien y songer, et contrairement à ce que l’on a beaucoup dit, est l’exact envers de celui que l’on opposa jadis, dans l’affaire dite du sang contaminé, à Laurent Fabius et ses ministres.
Car ce que l’on condamnait en ce temps-là – à tort, bien entendu, et au terme d’une monstrueuse machination discursive – c’était d’avoir su et tu.
Alors que ce dont on fait grief aux ministres d’aujourd’hui c’est d’avoir parlé, présumé, essayé une théorie, d’en avoir changé, bref, de ne s’être pas tu du tout – et, en même temps, de n’avoir pas su.
En sorte que leur faute, leur très grande faute, n’est pas de s’être assis sur des informations privilégiées mais de ne pas les avoir eues ; d’avoir été incapables de prévoir le virus, de trouver la parade, de le soigner ; « pas magicien, gueule-t-on ! pas sorcier ! pas patron ! pas assez raoultien (pour les raoultolâtres) ! trop raoultien (pour les raoultophobes) ! votre crime, votre vrai crime, fut de n’être pas à la hauteur du savoir que nous vous prêtions et que vous auriez dû avoir ».
Il fut un temps où l’on reprochait au pouvoir d’avoir la main lourde et de procéder par abus de pouvoir ; là, on lui reproche d’avoir la tête légère et d’être en défaut de puissance.
Il fut un temps où l’on se méfiait du plus froid de tous les monstres froids ; là, avec cette idée d’un État supposé tout savoir et indigne de son propre savoir, c’est l’idolâtrie du monstre qui suinte par tous les canaux de cette protestation à la fois infantile et gâteuse.
Et ce qui apparaît alors, dans cette épidémie de plaintes, c’est une formidable demande d’autorité doublée, côté gouvernés, d’un profond désir de minorité.
Cette demande n’a rien à voir, hélas, avec je ne sais quel « retour du politique ».
Car toutes les sagesses occidentales – à commencer par Platon, dans Le Politique – nous avaient prévenus : les hommes, parce qu’ils se souviennent d’un âge d’or où un petit dieu veillait à côté de chacun, demandent un gardien et un berger de leur vie ; mais cet âge est révolu et la politique, la vraie, commence avec l’idée, précisément, qu’on ne répondra jamais à cette demande infinie et folle.
Non.
L’autorité à laquelle se réfèrent les plaignants et qui n’est pas assez autoritaire, l’État qui devrait être tout, savoir tout, décider de tout et qui n’en est pas capable, c’est le pouvoir- savoir selon Foucault ; c’est l’homme fort des dictatures et des régimes autoritaires ; c’est le Grand Inquisiteur de Dostoïevski ; c’est le dernier des maîtres s’emparant du dernier des hommes pour l’affranchir de l’incertitude et le libérer de la liberté.
On se demandait où étaient passés les populistes.
Eh bien, les voici.
Car, ce chœur de Fouquier-Tinville de centre commercial où les Le Pen et autres Mélenchon peuvent très bien se contenter du rôle de seconds ténors, c’est la musique même du populisme.
S’il est vrai que la démocratie repose sur la limitation du rôle de l’État, sur la prise en compte de la faillibilité des connaissances humaines et sur la représentation du peuple par des élus, s’il est vrai qu’une société démocratique est toujours veinée de savoir et d’ignorance, de compétence et d’incompétence, de foi et de doute, on a beau, en profitant de la séparation des pouvoirs et en jouant les juges contre les législateurs, s’exprimer au nom de la démocratie ; on a beau avoir choisi, avec le recours au judiciaire, la plus insoupçonnable des voies ; ces poseurs de plaintes sont autant de poseurs de bombes placées aux fondements de la République.
Et quand les Érinyes se lasseront de tonner et de grincer, quand leur volonté de vengeance, leur passion de la délation et leur désir de persécution seront allés au bout d’eux-mêmes, quand on en aura fini avec le cri inarticulé et donc, à la lettre, barbare de ceux qui ne songent qu’à faire rendre gorge aux élites et aux puissants, et quand, au final, les hommes forts seront aux manettes pour de bon et auront achevé de mettre en péril cet équilibre fragile et instable qu’on appelle une démocratie, ce sont elles, les Erinyes, qui, piteuses, protesteront : « nous sommes responsables, mais pas coupables »… Mais il sera trop tard.
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