J’aime bien Gaston Defferre.
J’ai une certaine sympathie pour le style, le tempérament, parfois même le panache du personnage.
J’ai toujours trouvé plutôt injustes les attaques dont il est régulièrement l’objet et qui en font un soudard, mi- truand, mi-gâteux, qui aurait fait ses classes politiques dans les bouges de la Canebière.
Et j’avais même dans l’idée, sérieusement et sans ironie, que cet authentique résistant, antifasciste de la première heure et anticommuniste à tous crins, ne pouvait, au sein de l’équipe Mauroy, qu’être l’un de nos plus sûrs garde-fous contre l’éventuelle tentation d’une dérive totalitaire.
C’est dire de quelles hauteurs je suis tombé, l’autre matin, en entendant les propos que l’on sait sur la liberté, la sécurité et le moyen de les ficeler.
Mon incrédulité d’abord, puis très vite ma stupeur en face d’un discours qui reprenait terme pour terme des antiennes que tout le monde croyait disqualifiées depuis le 10 mai dernier.
Le dégoût, la nausée qui m’ont pris, à voir ce que la France politicienne compte parfois de plus infâme, de plus authentiquement réactionnaire, applaudir à cet étrange, ce miraculeux ralliement.
Et la drôle d’impression que cela fait, tout de même, d’entendre un lieutenant de Jean-Marie Le Pen se payer l’extraordinaire culot de rappeler un socialiste à davantage de mesure, et de lui signifier tout crûment que le type de société que l’extrême droite projette serait probablement moins à droite, tout compte fait, que celui auquel songent les hommes de gauche de son espèce…
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Car, en fait, de quoi s’agit-il ?
Sans vouloir dramatiser ni donner à l’incident plus de portée qu’il n’en a, il est d’ores et déjà clair qu’on était rarement allé aussi loin dans l’appel à la répression et au quadrillage d’une démocratie.
Il était difficile de faire plus, ni mieux, pour donner satisfaction aux éléments les plus durs, les plus douteux, les plus obscurément factieux d’une police qu’obsède, nous dit-on, le spectre du « désordre » et de 1’« insécurité ».
Qu’il ait parlé en son seul nom ou sous l’autorité de son gouvernement, il reste que nous avons un ministre de l’intérieur qui rêve, nous le savons désormais, d’une société de suspects, où nous serions tous, peu ou prou, gibiers de police et de potence.
Et quoi qu’il advienne enfin de ce rêve singulier, il est tout aussi indéniable, hélas, que la République de Pierre Mauroy vient de recommencer de parler, par la bouche d’un de ses dignitaires, dans la logique d’une langue où un travailleur immigré par exemple est, par définition, un délinquant dont il appartient aux socialistes de nettoyer la terre de France.
On a dit ici ou là que ce mirobolant programme était comme une revanche posthume du sinistre Alain Peyrefitte : Alain Peyrefitte, je le crains, est plus proche de la vérité quand il voit en son successeur un élève dont les dons et le zèle surpassent déjà ceux du maître.
Car si les mots ont un sens, et que ceux de Defferre ont du poids, alors il faut admettre que la chasse aux faciès est ouverte ; que le délit de sale gueule est maintenu ; et que la peine de mort elle-même vient peut-être de se trouver — l’espace de quelques heures au moins — subrepticement rétablie.
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J’exagère ?
A peine.
Car je vois mal quel autre sens cela aurait de donner au premier gardien de la paix venu pouvoir de vie ou de mort sur un malfaiteur récalcitrant.
Car il est difficile de ne pas songer que, si un Mai 68 survenait sous le régime Defferre, les policiers, cette fois-ci, auraient le droit, que dis-je ? le devoir de tirer dans le tas.
Car, avant-hier déjà, un jeune malfrat est tombé, victime d’un flic trop nerveux et à la détente un peu facile qui n’a fait que prendre à la lettre, au fond, les préceptes de son ministre.
Est-ce tout à fait un hasard si ledit ministre, en son délire, s’est si brutalement heurté à la résistance d’un autre, à qui revient l’honneur d’avoir aboli, précisément, la peine capitale en France ?
Même si nul ne sait, à l’heure où j’écris, qui d’entre eux remportera ; même si Pierre Mauroy lui-même l’ignore, dont les propos, hier matin, demeuraient encore ambigus ; même si nous attendons surtout, dans l’espoir et l’anxiété, l’arbitrage présidentiel, je sais, moi, en tout cas, que la querelle dépasse de loin le cas des simples personnes ; nous savons, nous pressentons tous combien il serait absurde de la réduire à un vulgaire combat de chefs dont le seul crime aurait été de faillir à la règle sacro-sainte de la solidarité ministérielle ; ils savent, ils ne peuvent pas ne pas savoir eux-mêmes, que c’est tout l’honneur du régime qui s’est trouvé là mis en suspens et l’un des seuls domaines, surtout, où son bilan jusqu’à présent, avait été absolument, incontestablement positif.
En clair, et brutalement dit, s’il arrivait par malheur que Robert Badinter fût forcé de marquer le pas ou, pis, de céder la place, ce serait, pour le coup, plus qu’une crise, une faillite ; et le premier vrai tournant, dramatique et irréversible, pour la République issue du 10 mai.
*
Entendons-nous.
Le tournant dont je parle ne ressemblerait guère à celui que prophétisent les ténors de l’opposition.
Il n’aurait pas grand-chose à voir avec ces images de catastrophe et d’apocalypse économique dont ils s’évertuent, à tort ou à raison, à brandir l’épouvantail.
Il irait même plutôt en sens inverse, à rebours de la rumeur, et de ce gauchisme sans rivage où il est soupçonné, chaque semaine, de dériver un peu plus.
Mais justement…
Mes lecteurs savent, je pense, que je n’ai jamais accordé grand prix, personnellement, à l’hypothèse de cette dérive.
J’ai ici même, et à maintes reprises, dit pourquoi je redoute moins une « radicalisation », comme on dit, qu’un processus de « régression ».
On se souvient peut-être aussi de ces temps pas si lointains, où un « socialisme » qui s’appelait encore le « molletisme » n’était jamais aussi « radical » en paroles que lorsqu’il s’appliquait concrètement à torturer, à massacrer ou à pacifier l’Algérie au lance-flammes.
Et si je m’attarde ainsi au scénario d’une querelle qui pourrait bien, grâce au ciel, se révéler dès demain obsolète, c’est qu’elle me paraît exemplaire de la récurrence du même péril ; qu’elle aura témoigné, quoi qu’il arrive, de la persistance, dans le tout-Etat socialiste, des mêmes increvables fantômes ; et qu’à garder l’œil trop obstinément fixé sur le « péril rouge », la « main de Moscou », le « durcissement » du régime ou le fameux — et fumeux — débat de la « pause » et du « changement », nous pourrions bien être en train d’oublier tout simplement l’essentiel : à savoir que le vrai danger qui nous guette vient comme d’habitude de la droite, mais d’une droite qui, cette fois-ci, gîte au cœur même de la gauche…
Car tout est là.
Toute la question qui, à mon sens, occupera les années à venir.
Tout le débat, le vrai débat, auquel il serait temps que les intellectuels, mais aussi les politiques, décident de s’atteler.
Car quand se décidera-t-on enfin à appeler un chat un chat, un xénophobe un xénophobe et un homme de droite un homme de droite ?
Quand accepterons-nous de reconnaître, dans le domaine culturel par exemple, de quels sombres horizons viennent, en réalité, telles professions de foi nationalistes, archaïsantes ou anti-américaines ?
Quand, dans celui des médias et de l’information, dira-t-on haut et clair que la répression des radios libres, la limitation de leurs moyens ou la tentative de les étouffer sont aussi réactionnaires aujourd’hui que l’était, hier ou avant-hier, la censure de la presse écrite ?
Et jusqu’à quand, dans un tout autre ordre d’idées encore, continuerons-nous de faire de tel ministre d’Etat — je songe à Jean-Pierre Chevènement — un « gauchiste repenti » quand tout dans sa biographie, dans le discours qu’il tient et dans celui qu’il a toujours tenu, prouve que c’est à l’Action française qu’il a eu, de tout temps, ses plus sûres dynasties ?
Ce sont des exemples, bien entendu. Je les cite comme ils me viennent, à la diable et dans le désordre. Et l’on en pourrait donner beaucoup d’autres, plus éloquents encore, comme celui d’un Quai d’Orsay où chacun sait que subsiste, discrète et mal avouée, une solide tradition antisémite.
Car la vérité c’est qu’il n’y a pas un champ, pas un lieu du « socialisme à la française » qu’épargne la contamination de cette étrange « droite dans la gauche ».
Que partout, en ses plus humbles comme en ses plus nobles parages, on le dirait travaillé, écartelé par des forces qui conspirent à abaisser, à enchaîner les hommes, et par d’autres qui, au contraire, œuvrent à leur moindre malheur.
Qu’il nous manque, qu’il lui manque autrement dit, sur tous les enjeux et les grandes questions de l’époque, un inventaire sérieux, serré, et urgent de ce que je persiste pour ma part à appeler « valeurs de droite » et « valeurs de gauche ».
A défaut, il se pourrait bien que la crise de ces derniers jours n’apparaisse très vite comme un prélude et une semonce ; que d’autres, beaucoup d’autres affaires « Defferre-Badinter » n’éclatent dans les années futures ; et que nous échoie au bout du compte le sort de ces habitants de « Ninive la Maudite » dont le prophète Jonas raconte comment ils furent condamnés à vivre « comme bêtes en grand nombre » pour n’avoir point su, déjà, « distinguer leur droite de leur gauche ».
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