Bernard-Henri Lévy commence d’écrire ses mémoires. Son dernier livre ouvre une brèche, c’est indéniable. Un premier opus ? Oui. L’œuvre prend un tournant, c’est incontestable. Le philosophe est insomniaque depuis l’enfance, c’est son prétexte. Ne parvenant pas à trouver le sommeil – plutôt, il s’y refuse aujourd’hui, presque philosophiquement –, il compte ses vrais amis comme d’autres les moutons. Ceux qu’il a perdus, ceux qu’il a admirés, ceux qu’il a aimés : il les ressuscite. Il rend la parole à son père qui s’adresse à lui. Nuit blanche est un autoportrait baconien : l’image est brouillée, bouleversée, BHL en rit, s’en moque et s’en échappe. Nuit blanche semble être écrit d’une traite. Les souvenirs cascadent, ils tombent d’autant plus vite que leur auteur, lui, ne cède pas à la nuit ; ils surgissent sans chronologie, le passé n’est pas perdu, il est là, à pic ! Vite, l’aube va l’effacer. Il y a urgence. Nuit blanche est un livre urgent : « Il n’y a pas de vie qui vaille sans la volonté de vouloir plus que la vie. » Autant profiter d’une conscience qui ne s’éteint pas. Refus de la débrancher face au bruit du monde et ses terreurs ? Sans doute. Le corps de BHL, d’une certaine façon, est exorbitant : c’est celui d’un écrivain. Il ne rêve pas, ne se couche pas, il médite. D’où l’on apprend que refuser de fermer les yeux est une métaphysique. Ah, la nature fondamentale de la réalité ! L’idéalisme est une petite mort. La nuit est une page blanche qu’il s’agit de noircir par le flux de conscience : « Je suis ivre de me sentir vivant et éveillé. » Tout y passe : les combats, les doutes, les livres, le Livre, les amours, le vert paradis de l’enfance, les tragédies, les comédies. La bibliothèque donne le cap, c’est la boussole, elle indique le point magnétique où tout se noue : Ronsard (qui est mort d’insomnie, les yeux ouverts), Ducasse, Debord, Barthes, Joyce, Levinas, Althusser, Nietzsche… À propos, Zarathoustra pense que le sommeil vole « des pensées aux pieds légers ». Bref, rester vigilant, c’est le but, être une vigie pour soi-même : viser, aparté, le sentiment du temps et « atteindre, par la langue et la pensée, à un état second de l’humain ». Et puis, à quoi bon dormir puisque l’inconscient « ne se tait jamais » : « L’inconscient, c’est l’hypothèse qu’on rêve aussi éveillé. Car quelle différence, alors, entre veille et réveil ? Et pourquoi s’embêter à dormir si c’est le même inconscient qui, dans les deux cas, parle, se dérobe, se cogne au réel et vous trahit ? » Quelque chose s’est « grippé » dans l’inconscient de BHL qu’il définit (alors même qu’il n’y « croyait pas », jadis), comme « une région de son existence ». Parce qu’il en a pris conscience (c’est le cas de le dire !), il a changé de style : il s’est inventé une autre liberté. Elle est à l’œuvre dans Nuit blanche. Lisible, évidente. Une liberté à cœur ouvert. Tambour battant. L’écrivain se rassemble. Le corps vient à l’âme. Ces deux-là se parlent maintenant. En plein jour, sur la page. Ils se regardent en face. Et somnambulisent.


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