On l’attendait, ce premier roman de Bernard-Henri Lévy : Le Diable en tête ! On l’attendait trop pour que ce fût sans façons, sans soupçons et l’auteur, déjà desservi par les coups d’encensoir indécents qu’on lui envoyait, prenait l’allure du surdoué qui va peut-être, cette fois échouer à l’examen. Quelle affaire ! Quelle bonne affaire ! Certains n’ont pas pu garder le sang-froid, la toute simple loyauté qu’appelle un livre, le livre de n’importe qui.

C’est donc à cette lecture libre qu’il importe de s’abandonner et BHL – ainsi parlent les initiés – nous y aide, avec une histoire qui passionnera si on aime la chronique du temps, avec un roman qui alimente au moins trois débats : la parenté du roman et de l’essai, la mise au monde d’un personnage nommé Benjamin C…, comme Benjamin Constant, le rôle exemplaire d’un seul héros pour incarner toute une époque.

Mais B.-H. Lévy n’est pas n’importe qui. Il a appartenu à un petit groupe brillant et en voie de disparition : les « Nouveaux philosophes », sont il trouve le moyen de se distancer avec ironie dans Le Diable en tête ; il a écrit cinq essais, dont trois furent retentissants : La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu, L’Idéologie française, celui-ci particulièrement controversé. De tels antécédents pèsent lourd, si lourd que l’essayiste politique, en devenant romancier, n’a pas voulu, n’a sans doute pas pu, oublier le thème de ses livres : le règne du mal dans ce siècle du « tout-politique », du délire idéologique confirmé par la folie sanguinaire.

Il y a de la prétention et de l’abus à faire d’un personnage unique le symbole d’un siècle. Mais on accordera à Benjamin que sa vie tumultueuse, encombrée d’histoire, qui ne sera pas un destin authentiquement tragique, par manque de crédibilité, peut revendiquer de porter le signe du temps et c’est le signe des ténèbres.

Benjamin C… a le diable en tête ; il a choisi de le suivre mais il dira que le diable c’est l’autre, par exemple Alain Paradis, avocat mondain et agent double ; et il dira, avec vraisemblance, que le diable marche en tête de notre histoire pour la conduire au sommet de la perversion. « Enfant naturel d’un couple diabolique : le fascisme et le stalinisme », écrivait naguère certain nouveau philosophe. À la fin, qui sera pour lui la fin de tout, il prédit le triomphe du « soviétisme ».

Qui est cet homme ? Plus que dans le langage, au total assez classique et trop proche du langage de penseur, la réussite du romancier se trouve dans l’énigme que pose Benjamin, dans la recherche de son identité dernière et dans les regards tournants qui le montrent sous des angles contradictoires, sous la trompeuse clarté d’un moment, sans parvenir à le saisir tout entier.

Cinq regards : la mère, bourgeoise catholique, qui tient son « journal » depuis la grossesse ; le deuxième mari, dit « Oncle Jean », interrogé selon la méthode de l’interview et même de l’enquête policière ; Marie, la jeune juive, maîtresse de Benjamin, dont nous lisons les lettres, dont nous mesurons l’amour, l’ingéniosité, le snobisme littéraire ; les manigances inspirées par sa sœur ; le fameux avocat qui apporte son témoignage suspect ; enfin, la confession de Benjamin lui-même, ultime pièce du dossier et sans nul doute la plus poignante, la mieux écrite aussi, la plus terrible, car l’enfant du siècle, vaincu par le mal du siècle, y fait l’aveu de l’échec absolu.

Le siècle, c’est la guerre, le gauchisme, la révolution, le prolétariat chez Renault, la guérilla dans les camps palestiniens avec un peuple « messianique », le terrorisme à l’italienne. Tout cela fait naufrage dans une désillusion sans recours, dans le néant. Le héros de notre temps est un égaré qui a pris tous les mauvais chemins.

Ce n’est que sa face publique ; la face cachée est celle de l’enfant riche, habitué au luxe, qui découvre que son père a porté l’uniforme allemand et dénoncé des Juifs. Viendront l’adolescence tourmentée, le conflit avec un beau-père décidément rebutant, la mère qu’on espionne par le trou de la serrure, les amours qui jamais ne sont l’amour, le Donjuanisme, qui se fait passer pour un apprentissage psychologique et érotique et sert de prétexte à un déballage sexuel pour le moins choquant et sûrement inutile.

Benjamin aboutit à Jérusalem après quarante ans d’une vie sans résultat, sans rédemption, envasée dans le nihilisme. L’issue sera, c’est le cas de le dire, fatale. Jérusalem, lieu symbolique pour l’auteur du Testament de Dieu, qui voyait dans le retour à la Bible un antidote au paroxysme du mal politique. Là, il confesse que ses errances d’homme de sang ne l’ont arraché au fascisme de son père que pour le jeter dans l’autre fascisme. Il aura parcouru le cercle infernal.

Ainsi B.-H. Lévy n’innove pas beaucoup ; l’auteur de L’Idéologie française continue ses fouilles dans le passé français pour faire le procès de l’histoire, entre 1942 et la vague terroriste, en passant par les variétés du marxisme et les séquelles de la guerre. Le bilan de son héros est désespéré et désespérant ; la fin de Benjamin s’écrit comme le mot « fin » au bout d’une histoire proprement insensée.


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