Est-ce la torpeur de l’été ?
La paresse des esprits et de leurs préjugés ?
Est-ce l’idée, répétée jusqu’à la nausée, que la guerre de Libye était une erreur et que rien de bon ne saurait en sortir ?
Toujours est-il que les médias sont en train de passer à côté d’un événement dont on s’étonne qu’il ne fasse pas la une de l’actualité.
Cet événement, c’est l’assaut donné à Syrte par des forces liées au gouvernement libyen d’union nationale installé à Tripoli.
C’est la chute annoncée de ce qui était, depuis juillet 2014, le long d’une bande côtière qui s’étendit, un moment, sur 200 kilomètres et incluait quelques-uns des grands terminaux pétroliers, l’un des bastions de l’État islamique.
Et c’est le fait qu’aujourd’hui même, 15 août, les combattants libyens anti-Daech, appuyés par des frappes aériennes américaines et par une poignée de forces spéciales venues des États-Unis et de Grande- Bretagne, sont en passe de contrôler les derniers quartiers de la ville tenus par les snipers.
Que le fer de lance de cette offensive soit, depuis avril, c’est-à-dire avant même que le gouvernement d’union n’ait officialisé l’opération, les milices de Misrata ne m’est évidemment pas indifférent.
Tant de souvenirs me lient à cette ville.
Tant de noms, tant de visages, croisés à l’époque – mai 2011 – où la ville était assiégée, bombardée jour et nuit, affamée, et où il fallait vingt heures de navigation incertaine, depuis Malte, pour forcer le blocus et y accoster.
Ce notable, par exemple, doyen de l’ordre des avocats, qui m’avait accompagné, à Abdul Raouf, à 15 kilomètres du centre, sur la dernière ligne de front où les Chebabs faisaient face aux mercenaires de Kadhafi et qui est plusieurs fois venu, la guerre finie, m’exposer, à Paris, ses projets pour une Libye future, amie du droit et des droits de l’homme – il s’appelait Abderrahmane al-Qissa ; il a estimé, le 8 juin, comme en 2011, que sa place était au front ; et c’est là qu’il a été, au volant de sa voiture, fauché par un missile.
Et puis ce commandant, membre éminent du Conseil local de transition qui venait, le jour de mon retour vers la France, de me faire citoyen d’honneur de la ville de Misrata – je ne l’ai, lui, jamais revu ; mais ses mots n’ont jamais cessé de résonner à mes oreilles et ils prennent, aujourd’hui, avec cette bataille de Syrte, un relief particulier : « la révolution libyenne sera longue ; il y aura des retours en arrière, des faux calculs, des errements ; mais sachez qu’ici, à Misrata, nous n’accepterons pas de voir un nouveau despotisme succéder à celui que nous aurons détrôné ».
Mais l’événement, au fond, est important pour trois raisons.
Parce que la preuve est là, une fois de plus, que Daech est faible, que ses soldats sont de mauvais soldats et qu’il suffit, comme au Kurdistan irakien, comme à Minbej, en Syrie, et comme, désormais, à Syrte, qu’ils trouvent en face d’eux des combattants disciplinés, déterminés, courageux, pour qu’ils battent honteusement en retraite.
Parce qu’on a confirmation de la loi qui, chez tous les peuples qui ont vécu l’expérience de la destitution d’une tyrannie, fait alterner l’infidélité à soi et l’orgueil de ce que l’on a accompli, la trahison des idéaux auxquels on s’est dévoué et leur persévérance, la « révolution glacée » selon Saint-Just et les « éruptions d’héroïsme » qui, selon Michelet, étaient l’immortel héritage de 1789.
Et puis, enfin, ceci : de la plus prospère cité de l’Ouest libyen, de cette Misrata doublement héroïque puisque la Libye lui doit, en grande partie, la chute de Kadhafi et, maintenant, celle du califat au bord de la Méditerranée, de cet « élan de dévouement et de sacrifices » (Michelet encore) qui conduit ses citoyens à batailler donc, une nouvelle fois, pour une certaine idée de soi et de la liberté, nous vient le message que, dans la guerre des deux islams, dans l’affrontement sans merci entre l’islam djihadiste et l’islam modéré, entre celui qui coupe les têtes et celui qui les aide à se redresser, c’est le second qui, à ce jour, tient la corde.
Tout ne sera pas réglé, naturellement, avec l’entrée de ces milices de Misrata dans les derniers bâtiments du Centre de conférences Ouagadougou.
Et il est à craindre que les terroristes, délogés de Syrte, ne se dispersent dans la région de Bani Walid ou, plus vraisemblablement, dans les pays limitrophes dont ils sont souvent originaires.
Mais l’événement, je le répète, est là.
C’est un nouveau front où, dans la guerre qu’il a déclarée au monde, Daech est mis en déroute.
Et nous le devons, que cela plaise ou non, à ces Libyens Libres, puînés de l’Histoire, sans mémoire républicaine ni même vraiment politique, dont nous pouvons être fiers d’avoir embrassé la cause (mais que nous avons, ensuite, laissé tomber – avant, sous prétexte que les lendemains de leur révolution déchantaient plus que nous ne l’avions pensé, de désespérer de leur avenir).
L’Occident, en réalité, n’a commis, alors, qu’une erreur : ne pas accompagner ce peuple quelques pas de plus sur le chemin de la démocratie à laquelle il aspirait et aspire, semble-t-il, toujours.
Puissions-nous ne pas commettre, une deuxième fois, la même faute.
En cette heure où il est si important de dire avec précision qui est l’ennemi et qui est l’allié, il faut reconnaître dans ces Libyens qui, les armes à la main et au prix de morts en grand nombre, clament : « pas de djihadistes ici ! le califat n’a pas sa place en Libye ! », nos compagnons de lutte contre ce mal absolu qu’est Daech.
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