RÉPONSE À JEAN-FRANÇOIS KAHN

[Dans un texte paru le 10 novembre 1994 dans L’Événement du jeudi, Jean-François Khan répondait au livre de BHL, La Pureté dangereuse. Quelques jours plus tard, le philosophe lui répond dans les colonnes du même journal. Pour lire cet article : cliquez ici. NDLR]

1) La question des invariants. C’est son obsession depuis sa propre Introduction à une théorie de l’évolution sociale. Et il entend par là, si j’ai bien compris, « cette part de naturel sauvage qui git en toute collectivité humaine » et « renverrait mécaniquement l’homme libéré » à je ne sais quelle « animalité originelle ».

Cette forme d’« invariance », J’y suis, je crois, aussi attentif que lui. Et il y a plusieurs passages, dans mon livre, où j’insiste sur l’extrême fragilité d’une culture, ou d’une démocratie, qui ne sont, et ne seront, jamais que mince pellicule recouvrant une barbarie profonde. Mais, et après ? Est-on beaucoup plus avancés, une fois que l’on a dit cela ? Et ira-t-on jamais plus loin, sur cette voie, que le tout dernier Freud – celui, incroyablement mélancolique et sombre, qui, dans L’Avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation, annonçait l’imminence, en effet, du retour du refoulé barbare ? « Invariance » pour « invariance », j’en privilégie, moi, une autre. Elle est non pas « naturelle », mais sociale. Non pas « sauvage », mais élaborée. Et c’est celle d’une « pureté » dont, de Saint-Just au FIS algérien et de Savonarole à Khomeiny, Pol Pot ou Milosevic, je décline les variations. Le sujet de mon livre : la récurrence non pas de « l’animalité », mais de la pureté. Son concept central : non pas cette « invariance tribale » dont Kahn fait, dans son texte (et, avant ce texte, dans son livre) la matrice de tous les crimes, mais cette « volonté de pureté » que je crois, moi, plus criminelle encore et dont je propose de faire une catégorie à part entière de la raison politique moderne.

Êtes-vous d’accord, oui ou non, cher Kahn, pour dire de cette volonté de pureté qu’elle est la clef des intégrismes qui ensanglantent l’époque – et, donc, de l’époque elle-même ? C’est, à mes yeux, la seule question. C’est l’idée, simple, que je verse au débat.

2) La systématicité de ma démarche. Kahn me fait le même reproche, au fond, que ce ministre qui, l’autre soir, sans doute à court d’arguments, me reprochait, dans une émission de télévision, de rester fidèle à un « esprit de système » que l’on aimerait savoir enterré sous les décombres du mur de Berlin.

L’argument, dans les deux cas, est le même. Et il a, dans les deux cas, la forme du même sophisme : « Les staliniens avaient un système, donc les systèmes sont haïssables » ; ou bien : « Les totalitaires avaient des idées, donc il est mauvais d’avoir trop d’idées » ; ou bien encore (et je caricature à peine) : « Les criminels tuaient au nom d’une pensée, et il est donc hautement périlleux de tenter, encore, de penser. »

Qu’un responsable politique raisonne ainsi, c’est déjà triste. Mais qu’un intellectuel, ou un directeur de journal, partage ce préjugé devient carrément accablant. On me permettra, pour ma part, de refuser une antienne qui est en train de devenir celle des démagogies les plus frustes.

Si grands qu’aient pu être les égarements de l’époque, je continue de croire aux ressources de la pensée. Si pernicieux qu’ait pu être le rôle de certains philosophes, je me refuse à traiter en chiens crevés ceux qui témoignent, à travers les siècles, du souci philosophique même. Et si malfamée que soit, en ces temps de haine de la pensée, l’idée même de « système », je reste personnellement (et humblement) fidèle à la leçon de ces faiseurs de systèmes que furent, par exemple, Platon, Kant, Hegel ou même Heidegger.

La Pureté dangereuse ? Un livre de philosophe. Donc un livre qui, effectivement, ne redoute ni la cohérence ni les effets de système. Quitte à ce que lesdits effets soient soumis, bien entendu, au travail de la critique et du débat. Je répète ma question – car c’est, en l’affaire, la seule qui vaille : ce concept de « volonté de pureté », ou, ce qui revient au même, d’« intégrisme », mérite-t-il, oui ou non, de succéder à celui de « totalitarisme » pour rendre leur cohérence, et leur sens, aux tumultes de l’époque.

3) Mon « refus » de m’« interroger » sur les « sources » du malaise actuel et, notamment, sur ce que Kahn appelle « la crise du libéralisme et du capitalisme même ».

De deux choses l’une, cette fois. Ou bien par « capitalisme », Kahn entend ces modalités spécifiques d’accumulation, puis de circulation, du capital qu’a excellemment décrites, voilà un peu plus d’un siècle, un certain Karl Marx – et il est vrai que j’en parle peu. Pourquoi ? À cause de Marx, justement. Parce qu’il a tout dit sur la question. Tout compris. Et que les rares efforts tentés pour aller au-delà (je veux dire à la fois au-delà de Marx et au-delà du capitalisme) ont généralement, en France au moins, très mal tourné.

Ou bien Jean-François Kahn entend un type de civilisation fondé sur le commerce non seulement des biens, mais des idées, et alors il se moque du monde, car il sait que ce type de civilisation n’est autre que la civilisation démocratique et que mon livre ne parle, au fond, que de cela. A-t-il lu le chapitre que j’y consacre au nationalisme ? Mon analyse du phénomène de la commémoration ? Les trente ou quarante pages que j’intitule (on ne saurait être plus clair) : « Réponse à la question : “Qu’est-ce que le populisme ?” » ? Et que ne répond-il, dans le détail, à ce que je dis des « petits juges » et de leur façon de rendre la justice non plus dans les prétoires, mais sur les marches du palais – que n’engageons-nous, là aussi, le seul débat qui mériterait de l’être : la justice, en France, va-t-elle trop loin dans la dérive ? Ce que j’appelle « le complexe des écuries d’Augias » est-il, ou non, partie prenante de cette vague populiste qui déferle sur les démocraties et qui est, probablement, la version soft de l’intégrisme ? Et les juges qui avouent se servir de la prison, non pour châtier un coupable, mais pour faire craquer un suspect, ne sont-ils pas, un peu, les mollahs des démocraties ?

4) C’est ce qui rend si peu recevable la quatrième objection que me fait Kahn : à savoir que La Pureté dangereuse s’intéresserait trop à la Bosnie, à la Russie, à l’Algérie ou au Rwanda et serait donc – je le cite toujours – exagérément « exotique ».

Je laisse à son auteur la responsabilité au mot – et aux Rwandais, Bosniaques, Russes, Algériens et autres le soin d’apprécier sa délicatesse. Je prends, moi, le risque de dire que, même alors, même dans ces parties du livre apparemment « étrangères » à nos soucis les plus immédiats, même, autrement dit, lorsque je n’évoque, explicitement, ni la France ni l’Europe, c’est encore d’elles que je parle et à elles que je m’adresse. Changement d’époque. Inversion de la filière. Jadis (époque du néopositivisme et de l’humanité conçue comme une échelle dont l’Europe constituait le sommet), on disait : « Ce qui advient ici, dans le monde dit développé, adviendra tôt ou tard là-bas, dans ces contrées apparemment vouées à l’histoire immobile et froide. »

Aujourd’hui (c’est peut-être – qui sait ? – la vraie revanche des damnés de la terre et leur façon, en tout cas, de nous rendre la monnaie de notre pièce), on ne peut pas ne pas songer : « Ce qui arrive chez eux, cette guerre en Bosnie, cette ruine du lien social au Rwanda, cette montée du fanatisme dans le monde arabe, ces convulsions, partout, de l’hystérie postcommuniste, allez savoir si tout cela n’est pas la préfiguration d’un drame qui nous guette aussi et n’attend que l’heure de frapper, ici, ses trois coups ! »

Pessimiste ? Oui, bien sûr, ce livre est pessimiste. Mais je vois mal, cher Kahn, comment éviter de l’être. Vous parlez, vous, d’une « crise » de la démocratie. Je crois, moi, qu’une Europe, et une France, où règnent la haine, le ressentiment et la solitude, où l’esprit munichois est devenu comme une nouvelle culture commune, où l’incurie des politiques laisse des zones entières de nos villes à l’abandon, où les mafias triomphent partout et où l’espace social tout entier se divise en autant de ghettos en guerre les uns contre les autres, je crois que cette Europe-là est passée au-delà de la crise et que l’on ne dit « crise » que pour conjurer un désastre plus total.

RÉPONSE À LA RÉPONSE PAR JEAN-FRANÇOIS KAHN

[Dans les colonnes de ce même journal, soit L’Événement du jeudi daté du 24 novembre 1994, Jean-François Kahn répond à ce droite de réponse de BHL, et poursuit, ainsi, le débat, tout en précisant sa pensée. NDLR]

1. Je ne reproche pas à BHL de négliger certaines « invariances » propres à l’histoire de l’homme en tant qu’espèce, mais, au contraire, de les évoquer en passant pour justifier que le naufrage du communisme n’ait pas engendré l’âge d’or qu’il prévoyait ou rêvait, puis de passer à l’ordre du jour sans tenter d’approfondir cette notion.

2. BHL a tout à fait le droit, en philosophe, de tenter d’élaborer un « système » d’explication du monde. J’ai moi-même tenté de réhabiliter une démarche de caractère théorique. Ma remarque critique ne portait que sur sa tendance à reconstituer, sur des bases nouvelles, son ancien système. De substituer une nouvelle barbarie globalisante à l’ancienne qui s’est dérobée.

3. Ce n’est pas la crise de la démocratie libérale qui est en question (sa force vient au contraire de ce qu’elle intègre la crise), mais cette évidence que le capitalisme moderne prend de plus en plus la forme d’une perversion absolue des valeurs libérales, comme le communisme avait perverti les valeurs socialistes… Aussi ne suffit-il pas de remodeler la figure de l’ennemi, sous l’appellation d’« intégrisme », encore convient-il de rechercher, à l’intérieur de notre propre système et de ses dérives, ce qui favorise ce formidable rejet qu’exprime l’intégrisme, comme hier le communisme stalinien… C’est ce niveau de réflexion que BHL me paraît avoir escamoté.

4. C’est en cela, et en cela seulement, que réside l’« exotisme » de la démarche de BHL : cet enlisement de la critique de soi dans la synthétisation des horreurs de l’autre… Pour autant, même si l’évolution de la situation en Bosnie, par exemple, montre de plus en plus l’extrême fragilité du schéma qu’il lui applique, son combat n’en est pas moins respectable et courageux. Pour le reste, j’adhère à sa conclusion et je répète que son propos central sur le « complexe purificateur », propre à toutes les pensées préhistoriques, me paraît fort, brillant et juste.


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