On ne peut faire l’économie d’une classe intellectuelle : les idées mènent le monde, parfois à sa ruine, mais il en faut si l’on croit au progrès. Ce sont des intellectuels qui ont inventé la démocratie, et d’autres qui, à Phnom Penh, ont tué deux millions de Cambodgiens pour donner naissance à « l’Homme nouveau ».

C’est la classe intellectuelle qui n’a eu de cesse, en Union soviétique, de remettre en question la gestion communiste. Ces intellectuels étaient majoritairement des scientifiques : en URSS les budgets militaires affectés aux sciences pures et appliquées avaient attiré vers mathématiques les esprits les plus anxieux et les plus progressistes.

Au Québec les clercs se trouvaient dans l’Église, portant soutane, ou laïcs actifs dans les mouvements catholiques. Ce sont leurs idées vaticanes que l’on trouvait dans Cité libre, aujourd’hui légèrement surannées, mais certes utiles en ces années grises. Pierre Elliott Trudeau s’annonçait « anticléricaliste », Gérard Pelletier ouvert aux jeunes, et la revue disparut parce que ses fondateurs récusaient le nationalisme et la laïcité. On doit aux intellectuels de Cité libre, ce qui n’est pas peu, une qualité de pensée et d’inquiétude dont notre société avait grand besoin.

L’intellectuel (c’est-à-dire le scientifique, l’écrivain, le journaliste ou l’éditeur qui s’engagent dans des débats d’idées, militent et risquent parfois leur fortune ou leur vie) sans être une invention française, n’en est pas moins, comme les parfums, un produit d’abord parisien. C’est que la référence réussie, ornée de discours, inscrite dans l’histoire, n’a cessé depuis de servir de modèle aux rhéteurs.

« N’avoir ni paradis, ni enfer, c’est se retrouver intolérablement privé de tout, dans un monde absolument plat. » L’intellectuel promet le paradis, il lui arrive aussi de préparer l’enfer. Ce sont des idées pures qui ont nourri le fascisme, les nazis créèrent le paradis allemand et l’enfer des camps.

Bernard-Henri Lévy a collaboré à un documentaire, Les Aventures de la liberté, dont il a aussi tiré un livre dans lequel il nous apprend que le rôle emblématique de l’intellectuel en France commence en fait à la fin du siècle dernier avec l’affaire Dreyfus. Ce dernier, on le sait, officier de l’armée française, est accusé d’espionnage. Il est juif et donc soupçonné de pouvoir renier sa patrie. Zola, Léon Daudet, Maurras, Barrès et d’autres se déchaînent, pour ou contre Dreyfus, et nous assistons au premier procès moderne de la fidélité nationale. Depuis lors l’intellectuel surréaliste, communiste, socialiste, chrétien, situationniste, ou anarchiste, se mêle de tout et de rien dans la cité, signe des manifestes, résiste à l’État, collabore avec l’ennemi, dénonce, écrit, discute et fait « avancer » le débat.

L’intellectuel a deux caractéristiques principales, comme deux taches de naissance : il est soi Prophète (nous montrant la voie du paradis) soit Juge, (dénonçant l’enfer des autres). L’intellectuel est sans pitié : ses amis ont toujours raison, ses ennemis se fourvoient par définition.

L’intellectuel-prophète n’est pas le moins dangereux des deux : ses idées, prises au sérieux, au pied de la lettre, vont mobiliser les foules. Une seule phrase tombée de sa bouche deviendra un slogan répété à l’infini. L’intellectuel-juge est plus agaçant : il instruit un procès dès qu’il questionne. Il n’écoute pas, il veut avoir raison. Bernard-Henri Lévy n’échappe pas lui-même à ces tics de flic, comme Sartre hier.

Pour que l’on comprenne mieux le rôle de l’intellectuel, Georges Steiner propose une métaphore : nous sommes, dit-il, dans le château de Barbe-Bleue, les clefs à la main, ouvrant une porte après l’autre, poussés par la curiosité, incapables de résister : le progrès, le changement, les idées nouvelles, le paradis derrière la porte, l’enfer derrière soi, nous hantons les corridors, persuadés qu’il doit exister quelque part, dans une autre chambre, la Vérité.

La fin de ce millénaire laisse les intellectuels en désarroi : les idéologies romantiques se meurent, le capitalisme redevient sauvage, les temps sont flous, nous nageons entre deux civilisations. Pourtant nous espérons toujours qu’il y aura, derrière une porte, un monde meilleur.

Nous ne croyons plus en la révolution comme solution politique, nous ne croyons plus aux religions traditionnelles, nous savons que le progrès scientifique annonce la destruction de la planète. Quelle porte ouvrir ? Nous avons donc grand besoin, désormais, d’intellectuels qui ne se prendront cependant ni pour des prophètes, ni pour des juges. Est-ce Dieu possible ?


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