Obsèques d’Alija Izetbegovic, le président bosniaque qui fut, pendant quatre ans, l’incarnation de la résistance de Sarajevo.

Notre petite délégation comprend Philippe Morillon, le général Courage de Srebrenica ; l’ancien ministre Hervé de Charette, co-parrain des accords de Dayton ; Gilles Hertzog, mon compagnon d’aventure, avec qui j’écrivis Bosna ! ; et moi, donc, si ému de me retrouver là, dans cette ville aimée, pour accompagner une dernière fois ce vieux musulman dont tant de choses me séparaient mais qui est pourtant bien, lorsque j’y songe, le seul homme de pouvoir au destin de qui j’aurai, un peu, associé ma vie.

Les autres pays ? Une grosse délégation turque. Des Arabes, en nombre. Le président du Sénat pakistanais, numéro deux du régime de Moucharraf, visage blême et regard stupéfait quand le hasard du défilé des condoléances, tout à l’heure, nous a fait nous retrouver nez à nez, nos deux signatures se succédant sur la même page du registre. Peu d’Européens, en revanche. Pas un ministre, hélas, venu de cette Europe dont je l’ai tant de fois entendu confier, à Paris, au Vatican, ou dans son palais austro-hongrois bombardé, qu’elle était sa vraie patrie de cœur.

Mort comme il aura vécu, me dis-je, tandis que l’on nous place dans l’arc de cercle qui entoure la tombe encore vide et protégée par de grandes bâches vertes contre les coulées de boue qui dévalent de la colline. Aussi seul, en ce dernier instant, qu’il l’aura été de son vivant, au fil de ces années de guerre où on l’a si cruellement abandonné. Restent les siens. Reste – et c’est l’essentiel – le peuple de Sarajevo qui, malgré les trombes de pluie, malgré le froid, est venu en masse honorer son « vieux bonhomme ». Restent ces tombes blanches et pointues, toutes neuves – pas une qui remonte aude-là du jour d’avril 1992 où commença la tuerie : il y a d’autres cimetières sous la lune de Sarajevo ; mais Izetbegovic a choisi celui-ci ; il a voulu ce pur cimetière de victimes, puis de combattants, où il reposera parmi ses braves ; c’est comme si Montgomery avait demandé à être enterré à Omaha Beach ou de Gaulle parmi ses Compagnons de la Libération.

A côté de nous, sur la gauche, les invalides de guerre, unijambistes sur leurs béquilles, culs-de-jatte sanglés dans des blousons de cuir trop grands, gueules cassées.

A droite, mes amis Silajdzic et Ganic, qui furent ses adversaires politiques et que je sens bizarrement perdus ; Jovan Divjak, le général légendaire qui assura, quoique serbe, la défense de la ville contre les premières milices de Karadzic ; la ronde des imams ; les dignitaires du gouvernement.

En face, à mi-pente, là même où, jadis, se postaient les snipers qui tenaient la ville sous leur feu, une haie de bérets verts, l’arme au pied, qui s’apprêtent à rendre les honneurs.

Derrière, la foule immense et grelottante : passés les premiers rangs, on ne voit plus qu’une mer de parapluies noirs ruisselants et, derrière encore, en enfilade, la mosquée, la cathédrale, la synagogue – tout l’esprit de la ville, tout le miracle de Sarajevo, visibles en un coup d’œil lorsque l’on se retourne.

Toutes les Bosnie sont là. Celle de la guerre et celle de la paix. Celle des vieux de la vieille, des grognards, dont on sent parfois – Kemal Muftic, le conseiller spécial d’Izetbegovic, son plus proche compagnon civil – qu’on les a admis du bout des lèvres, comme à regret, et celle des nouveaux, des inconnus au bataillon, ces drôles de gueules d’après-guerre que je n’avais jamais vues mais qui ont, elles aussi, la larme à l’œil.

Une heure passe. La pluie, toujours. Un silence très étrange, plein de piétinements assourdis, de respirations innombrables et, toutes les deux ou trois minutes, du vrombissement des hélicoptères américains qui patrouillent dans le ciel bas. Et puis, soudain, une clameur, un début de cohue, des drapeaux aux couleurs bleu et or de la Bosnie qui jaillissent au-dessus des têtes : c’est l’arrivée du cercueil, précédé d’un officier en grande tenue portant, sur un coussin, les médailles de guerre du défunt, puis d’un autre qui tient, lui, une stèle de bois blanc où l’on a juste inscrit « Alija Izetbegovic, 1925-2003 » – et le fils aîné, Bachir, dont je découvre qu’il s’est, en quelques heures, incorporé les gestes, le pas, le regard de son père, descend dans le tombeau ouvert pour, aussitôt suivi de son propre fils, jeter, à mains nues, les premières poignées de terre sur le cercueil.

Les bérets verts tirent en l’air.

Le canon tonne, un peu plus haut, sur la colline de Grondj où nous avions tourné le générique de Bosna !.

Osman, le vieux garde du corps, boudiné dans son uniforme trop petit, ferme son parapluie et pleure comme un enfant.

Il s’arrête de pleuvoir. Morillon murmure : « c’est un signe ». Et voilà que la prière des imams monte en effet vers le ciel, reprise par des milliers de poitrines. Et voilà que lui, Morillon, le catholique, et moi, le juif, et Divjak l’orthodoxe, et les autres, tous les autres, tous ceux pour qui la Bosnie cosmopolite reste une région, non du monde, mais de l’âme, communions en silence avec des « Allah akbar » qui ont le son, tout à coup, de la miséricorde et de la paix.


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