Retour en France après cinq longues et harassantes semaines en Ukraine.

Et plongée, avec déphasage habituel, dans les dernières nouvelles du front parisien.

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Il y a d’abord la ténébreuse affaire du JDD, dont l’onde de choc n’a fait que s’amplifier. Qu’un journaliste de Valeurs actuelles, débarqué par son actionnaire, retrouve du travail n’a, en soi, rien de choquant. Et je crois que tous les courants idéologiques, dès lors qu’ils ne contreviennent pas à la loi, ont droit de cité dans le cadre républicain. Le problème, c’est que ce journaliste-ci prend la tête, contre toute sa rédaction, d’un vénérable hebdomadaire, modéré par vocation et consensuel par situation. Et ce n’est pas le premier numéro de cette nouvelle formule, sorti au forceps après quarante jours d’une grève historique, qui me convaincra de la volonté de M. Lejeune de s’inscrire dans la tradition de pluralisme qui fit que, de Jorge Semprún à Bernard Pivot, Philippe Sollers ou Françoise Giroud, tant de plumes donnèrent, au fil des décennies, des textes au JDD de Mougeotte, Genestar, Villeneuve, Gattegno, Béglé, j’en oublie. La vérité est que leur journal est désormais entre les mains de gens qui ont milité, avant tout le monde, pour « Zemmour président » ; qui ne cachent pas leur souhait de voir une Le Pen entrer, si tôt que possible, à l’Élysée ; et qui, comme le reste de l’extrême droite, n’ont cessé, depuis le début de la guerre en Ukraine, de dénoncer « l’Europe belliciste », de tonner contre la « machine de guerre » que serait l’Otan ou d’applaudir au retour de Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe, où « ce vainqueur de la guerre civile syrienne, souhaité et parrainé par Moscou, retrouvera l’estime de ses pairs ». Mauvaise nouvelle pour la démocratie. Coup dur pour la gauche et la droite libérales. Mauvais signe dans une France où rien n’a vraiment changé depuis l’époque, il y a quarante-deux ans, où j’écrivais L’Idéologie française.

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J’ai manqué, à quelques jours près, à la synagogue de l’avenue de Versailles, l’office de la Shiv’ah, les sept jours de deuil, de mon ami Alexandre Adler. Mais j’ai adressé au rabbin Messas ces lignes écrites à chaud, depuis Kramatorsk, et qu’a lues son frère Emmanuel. J’ai connu Alexandre en 1969, Rue d’Ulm. Il était érudit et génial. Étudiant communiste et libéral. Ami du jeune Israël et fasciné par l’Union soviétique. Il était à l’heure dans l’amitié et en retard à tous ses rendez-vous. Fou de Blandine et ami de la vérité. Intraitable avec les cons et indulgent avec les ignorants. Subtil avec ses adversaires et généreux avec ses copains. Tendre et loyal. Il ne restera personne, après lui, pour réfléchir avec autant d’éloquence à la deuxième guerre punique et à l’exacte composition du Politburo russe en 1951 ; à la dynastie des Saoud et à celle des Césars ; aux femmes de la vie de Balzac et à celles de Romain Gary ; à Mao et à Mme Bandaranaike ; à la France libre et aux carbonari ; aux victoires de Poulidor et à la pantalonnade de Prigojine et de ses Wagner ; aux vies comparées de Polybe et de Plutarque, de Platon et de Rabbi Aqiba, d’Althusser et de Diogène ; à Togliatti l’homme et à Togliatti la ville ; aux avatars de l’Empire ottoman et à l’austro-marxisme de Bruno Bauer ; aux langues qu’il parlait et à celles qu’il ne connaissait pas encore ; aux choses de la vie et à celles de la politique. Il aurait pu être notre Sartre. Il a failli être notre Raymond Aron. Il aura finalement été une sorte de Nizan qui aurait survécu à tous les Dunkerque de la pensée. Repose en paix, petit camarade.

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Et puis le débat français, au cœur de cet été à bien des égards meurtrier, c’est aussi et encore l’Ukraine. Fatigue de l’opinion. Discussions, que j’avais oubliées, sur nos arsenaux « dégarnis » pour cause d’aide « trop généreuse » à Kyiv. La ritournelle habituelle, mais que j’avais aussi chassée de mon esprit, sur les « exigences » de Zelensky et sa supposée « ingratitude ». Et, à ma descente d’avion, conversation téléphonique avec un haut responsable de nos armées qui s’inquiète gentiment de moi et qui, lorsque je lui dis que je me suis rendu à plusieurs reprises sur les positions avancées des Ukrainiens dans la zone de Bakhmout, s’étonne : « pourquoi tant d’acharnement à défendre et, maintenant, encercler, pilonner et, peut-être, reprendre une ville sans importance stratégique et coûteuse en belles et bonnes armes livrées par l’Occident ? » Ici aussi, la même rengaine. La même, soit dit en passant, que celle des pacifistes qui s’offusquaient, à l’hiver 1937-1938, de l’entêtement d’El Campesino et de ses commandants à se battre pour Teruel. La République espagnole, bien sûr, finira par perdre la ville martyre de l’Aragon alors que les Ukrainiens, j’en suis convaincu, libéreront Bakhmout. Mais la logique est semblable. Il y a, dans une guerre antifasciste, des stratégies et des symboles. Il y a des villes qui comptent moins par leur importance militaire que par leur poids de mémoire, de souffrance et de résistance. Le « ¡No pasaran ! » ukrainien, le cri du peuple qui ne veut pas céder et qui rappelle au monde qu’il y a des principes qui valent plus que sa propre vie, c’est là, sur ces avant-postes de Spirne, Toretsk ou Tchassiv Yar, que je l’ai entendu résonner avec le plus de force et de grandeur.


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