Nicolas Ker est mort. 

Il était le partenaire musical d’Arielle Dombasle, mon épouse. 

Mais, de Peshmerga à Une autre idée du monde en passant par La Bataille de Mossoul, il fut aussi le compositeur de la bande originale de tous mes derniers films. 

Je le revois, jusqu’à la dernière minute, renversant un accord, adoucissant une sonorité trop grinçante, réchauffant un plan par une note de feu, lâchant la bride à sa propre fureur, la retenant pour laisser place à la mienne, modulant une percussion, libérant un ostinato ténébreux ou céleste, plongeant dans ma voix, s’en libérant, la renforçant d’une montée lyrique ou acide, revenant au ton de la ballade, inventant un son de drone dont le grondement, dans ma mémoire, deviendra indissociable de celui de sa guitare ou inventant, pour mes amis peshmerga devenus les siens, cette magnifique chanson dont il n’aura pas su, hélas, s’appliquer à lui-même la leçon : « They forgot to die »… 

Il avait l’allure d’un rocker et la sensibilité d’un écrivain. 

Le dandysme d’un des Esseintes qui aurait connu Bashung et Baudelaire. 

L’érudition des musiciens qui savent que l’harmonie est affaire d’intelligence, de science, de morale. 

Il aimait Edgar Allan Poe, Philip K. Dick, mais aussi Pasolini. 

Il avait le goût du désastre, mais n’avait pas renoncé au rêve d’un monde meilleur. 

Il était déjanté dans la vie mais doté d’un cœur d’or, d’une droiture à toute épreuve et d’un instinct du vrai qui ne le trahissait presque jamais. 

Il admirait Gainsbourg pour sa fureur de vivre. 

James Dean pour son air de bonté. 

Lautréamont pour ses mathématiques sévères qui furent sa première vocation. 

Et les personnages de mes films – je devrais dire les nôtres – pour l’art qu’ils ont de déjouer les ruses d’un diable dont il était, lui-même, familier : sous ses dehors de prince dandy, n’était-il pas cet ancien enfant qui, quelque part dans la jungle entre Angkor et Battambang, a vu l’horreur en face, en a eu la parole coupée et a passé le reste de sa courte vie, entre hurlement et aphasie, à tenter, comme il ne cessait de le dire, de retrouver son souffle ? 

Il y avait, dans sa présence au monde, quelque chose d’évanescent qui semblait sorti d’un film de Jarmusch mais qui, j’en suis persuadé, venait de là. 

Ténébreux, veuf, inconsolé, il aura arpenté, jusqu’aux limites de ses grandes forces, les faubourgs de cet exil natal qui n’était pas, dans sa bouche, juste une image. 

Si la formule n’était pas si usée, elle semblerait faite pour lui : il était un astre noir qui vivait la poésie comme un art de la guerre, une colère, une réparation, un deuil. 

Mais ce sont ses amis qui, aujourd’hui, sont en deuil de lui – et le pleurent§ 

Quarante ans qu’Albert Cohen est mort. 

Et l’on m’interroge, ici ou là, sur nos rencontres, à Genève, dans cet appartement de l’avenue Krieg dont il ne sortait plus, sur notre sorte d’amitié, sur notre début de correspondance et sur l’influence qu’eut, dans ma vie et dans celle, qu’ils l’aient su ou pas, de bien d’autres juifs de langue française et de mon âge, l’auteur de Belle du Seigneur et de Solal

Au fond, c’est assez simple. 

Tout tient, oui, dans l’invention de Solal, ce juif solaire, apollinien, presque grec, dont j’ai longuement expliqué, dans L’Esprit du judaïsme, l’effet déflagrateur qu’il eut dans les consciences. 

Rien à voir, naturellement, avec je ne sais quelle version hébreu d’un surhomme néonietzschéen. 

Et rien qui, en lui, tournât le dos à ce pari d’antinature, cette irréductible distance à soi, ce désaccord et cet écart intimes, dont Cohen lui-même disait qu’ils sont le cœur battant de la parole et de l’être juifs. 

Mais Solal incarnait un type d’homme que n’avait plus connu le monde depuis des temps immémoriaux et qui se résumait, au fond, à ces trois énoncés fracassants. 

1. Les Juifs ont un corps ; ils ne sont plus ces hommes des nuées, ces purs esprits greffés sur des corps sans chair, déjà cadavérisés, que dépeint, au même moment, la littérature antisémite des Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne, Henri Béraud, Pierre Benoit, Alphonse de Châteaubriant et autres Paul Morand. 

2. Les Juifs peuvent être beaux ; ils ne sont plus ces êtres disgracieux, témoignant de la ruineuse scission entre l’homme et le monde que décrivait Hegel comme une fatalité métaphysique ; ils peuvent être avenants ; ils peuvent être flamboyants ; ils peuvent, comme ce Maurice de Rothschild que le romancier de Belle du Seigneur, employé modèle de la SDN, surprenait parfois, de sa fenêtre, en galante compagnie dans le parc de sa résidence de Prégny, aimer toutes les Ariane de France, de Suisse et de Navarre et, parfois, être aimés en retour. 

3. Les Juifs, enfin, sont libres ; depuis le temps qu’ils sont sortis d’Égypte ! depuis le temps que toutes les synagogues du monde résonnent, le jour de Pâques, de cette aventure humaine sans précédent – mais le reste de l’humanité fait comme s’il n’entendait pas et continue de les vouer, en acte et en pensée, à la même malédiction ! eh bien, Solal, c’est la sortie d’Égypte faite homme ; c’est la colonne de nuée et la colonne de feu mises sous les yeux des incrédules ; c’est le premier Juif vraiment libre de la littérature française. 

Pour ces raisons, Albert Cohen renouait avec ce que les contemporains de Gédéon, David et Salomon appelaient la gloire juive. 

Il fut de ceux qui, après la Shoah, rendirent au judaïsme un peu de son prix, de son poids, de sa vraie splendeur, de son génie. 

Et ses mots furent comme une traînée d’étincelles embrasant le cœur de nombre de jeunes gens et leur permettant ainsi de naître une seconde fois. 

Confession.