Même s’il est passé inaperçu, c’est l’un des événements majeurs de ces derniers jours : une grande université, Paris-VI, vient de se prononcer en faveur du « non-renouvellement de l’accord de coopération universitaire entre l’Union européenne et Israël » – en un mot, pour le boycott des universités israéliennes.

Je passe sur le camouflet infligé de la sorte à une diplomatie française qui venait, par la bouche de Dominique de Villepin, de dire la « volonté très forte » d’« intensifier » les « relations bilatérales entre les deux pays ».

Je ne m’attarderai pas – à quoi bon ? – sur l’indignation sélective de « défenseurs du droit » que je n’ai jamais entendus exiger le boycott des « accords de coopération » avec la Chine (l’occupation du Tibet dure depuis plus de cinquante ans), la Russie (Poutine, en Tchétchénie, n’occupe pas Grozny, il la rase), le Soudan (je n’arrive pas à me faire à l’idée que les millions d’animistes et de chrétiens exterminés, dans les monts Noubas, par le régime islamique de Khartoum n’aient pas droit au millionième de la compassion dont bénéficient – à juste titre – les 2 070 morts palestiniens de l’Intifada).

Et la vérité est que j’ai renoncé à m’étonner de cet étrange deux poids et deux mesures qui est automatiquement de mise dès lors qu’il est question d’Israël : de n’importe quel autre pays, on prendrait la peine de se demander pourquoi il adopte telle ou telle mesure sécuritaire ou militaire ; dans n’importe quelle autre situation, on s’interrogerait sur la façon – sans doute y en a-t-il d’autres – de riposter aux attentats suicides et aux massacres de civils dans les bus, les cafés, les centres commerciaux et les… universités ; mais le propos, là, est ailleurs ; le but, le seul but, semble être, une fois de plus, de punir, réprouver, diaboliser, mettre un pays entier au ban des nations civilisées.

Car là est le point essentiel.

Le plus inquiétant, dans la décision prise, c’est qu’elle émane de gens qui n’ont visiblement aucune idée de la place, en Israël, de ces universités avec lesquelles ils appellent à rompre.

Le plus navrant, c’est qu’elle ignore ou feint d’ignorer que ces universités sont un lieu, non seulement, bien sûr, de recherche, mais de pensée libre, de travail critique, d’insubordination intellectuelle et morale, de réflexion sur la mémoire, les mythes fondateurs, l’idéologie du pays – souvenons-nous des « nouveaux historiens ».

Le plus accablant c’est que, dans ce Proche-Orient en guerre, dans ce paysage politique dévasté par le fanatisme et la haine, les universités de Jérusalem ou de Beersheba sont les seules de la région où se retrouvent toutes les communautés sans exclusive : juifs, mais aussi Arabes chrétiens et musulmans, nationalistes palestiniens, Druzes – n’est-ce pas très exactement ce que venait chercher le lumineux David Gritz, cet étudiant français mortellement touché, en juillet 2002, par une bombe à clous jetée dans la cafétéria d’une des universités que l’on veut aujourd’hui boycotter ?

Si j’étais d’humeur polémique, je dirais qu’en procédant ainsi, en cousant dans le même sac le colon et l’étudiant martyr, le partisan du Grand Israël et les intellectuels anti-Sharon qui plaident pour le partage de la terre, nos boycotteurs parisiens raisonnent comme les plus fanatiques des extrémistes palestiniens : ceux pour qui Israël est un bloc, et doit être haï en bloc ; ceux pour qui tout citoyen israélien est un militaire en puissance et doit être combattu comme tel. Je rappellerais à ces procureurs que l’université française n’a pas bronché, jadis, quand des lois scélérates permirent d’expulser de son sein Emile Benveniste, Marc Bloch, Jean Wahl. Je leur ferais observer, par parenthèse, qu’elle est la seule institution républicaine qui, au pays de la repentance généralisée, n’a jamais esquissé un geste de regret pour cette faute. Et je m’inquiéterais de la voir, soixante-trois ans après, renouer avec la honte en mettant hors la loi, cette fois, des universités entières.

Comme je souhaite d’abord convaincre, comme je sais que Paris-VII puis d’autres seront saisies, dans les prochains jours, de projets de résolutions similaires, je veux surtout rappeler que ces universités démonisées sont le cœur battant de ce qu’il est convenu, à Tel-Aviv, d’appeler le camp de la paix et que la décision de couper les ponts avec elles serait un gigantesque faux pas dans la direction, non de la paix, mais de la guerre. Je suis allé à Bir Zeit, là où l’on caillassa un Premier ministre coupable d’avoir dit ce qu’il pensait de la politique du Hezbollah. J’ai visité, à Naplouse, cette autre université palestinienne d’Al-Najah avec laquelle la même Paris-VI envisage, apparemment sans trop de problèmes, de nouer des « accords de coopération » et qui se trouve être, du propre aveu des chefs du Hamas, une de leurs meilleures « usines à martyrs ». Puisse l’université française ne pas se tromper, une fois encore, de combat. Puisse-t-elle prendre la mesure de l’erreur qu’elle commettrait en prétendant isoler, transformer en ghettos, les seules universités démocratiques de la région. Ce serait une honte. Mais ce serait, aussi, un nouveau coup porté à la paix.


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