Le verdict du procès Aussaresses – condamnation légère pour le tortionnaire ; condamnation lourde, assortie d’attendus d’une violence extrême, pour Olivier Orban, son éditeur – est une honte.

Je passe sur les attendus.

Je passe sur l’image du pauvre vieillard, manipulé par les médias, sénile, qu’un éditeur indélicat aurait poussé au crime – pardon : aux aveux.

Je passe sur l’idée folle selon laquelle la maison Perrin, en versant aux dossiers de l’Histoire ce témoignage de première main, aurait – c’est ainsi que les juges parlent – incité les jeunes générations à prendre exemple sur des « actes brutaux et inhumains » et favorisé, donc, « l’émergence de nouveaux tortionnaires ».

Le plus grave, c’est qu’il nous est clairement dit, par ce jugement, que l’on est moins coupable, en France, quand on commet un crime que lorsqu’on le révèle.

Le plus grave, le plus honteux, c’est de voir ainsi affirmé que le vrai crime n’est pas d’avoir torturé, que ce n’est pas d’avoir tué de ses propres mains des civils, hommes et femmes désarmés, que ce n’est même pas d’avoir défenestré Ali Boumendjel, pendu Larbi Ben M’Hidi et rédigé le procès-verbal de son « suicide » la veille de son exécution (pour ces forfaits-là, et pour quelques autres, sur lesquels le livre fait, pour la première fois, toute la lumière, la 17e chambre trouve, apparemment, des circonstances atténuantes et estime que, de toute façon, il n’est plus temps de juger) – le plus grave, c’est d’apprendre que l’inexcusable n’est pas d’avoir fait tout cela, mais de le dire et de le faire dire.

Le plus grave, en un mot, c’est qu’en condamnant l’éditeur, en lui reprochant de faire son métier et d’apporter la preuve, enfin, de ce que tout le monde soupçonnait sans bien le savoir, en criminalisant un geste qui a, entre autres mérites, celui de nous faire visualiser la chaîne de commandement qui partait d’Aussaresses et Massu pour arriver jusqu’aux ministres Lacoste, Lejeune, Bourgès-Maunoury, Mollet, Mitterrand, bref, en clouant au pilori une démarche éditoriale qui permet d’établir, par exemple, qu’un certain François Mitterrand, alors ministre de la Justice, travailla la main dans la main avec les tortionnaires et leur demanda de « neutraliser tous les agents du terrorisme liés au FLN » et d’utiliser pour cela « tous les moyens appropriés », la justice française fait un immense bond en arrière, verrouille l’accès à la vérité et réinvente, qu’on le veuille ou non, une forme de censure.

Qu’adviendra-t-il, demandais-je ici même, il y a quelques semaines, pendant le procès, et alors que nul n’imaginait encore son incroyable dénouement, qu’adviendra-t-il d’un éditeur qui, demain, tomberait sur les Mémoires d’un kamikaze repenti, ou sur le témoignage d’un ancien membre d’Al-Qaeda, et qui, comme Orban avec Aussaresses, déciderait d’en faire un livre ?

Que se passera-t-il s’il publie, comme tous les éditeurs du monde n’ont cessé, pour le plus grand bonheur des historiens, de le faire depuis cinquante ans, un ancien SS, un gardien de camp nazi, un kagébiste, qui, au soir de leur vie, pour une raison ou pour une autre, décideraient de tomber le masque – que se passera-t-il s’il a le malheur, de surcroît, et comme c’est, encore une fois, la règle, de chercher le concours d’un journaliste qui aidera le témoin à mettre en forme son ignoble récit, qui sollicitera sa mémoire défaillante, qui le forcera aux aveux les plus nauséeux, les plus horribles et, par définition, les plus difficiles ?

Sera-t-il condamné, lui aussi, cet éditeur ? Devra-t-il, avant de publier, demander la permission du tribunal ? Appartiendra-t-il à Mme Catherine Bezio, la présidente, de faire le partage entre ce qui relève (sic) du « ton historique » et ce qui n’en relève pas ? Faudra-t-il, en publiant de pareils textes, en alimentant, tant que les témoins vivent, l’archive de l’histoire vivante, faudra-t-il, quand on pense, comme Henri Marrou, le grand historien catholique, fondateur, en 1957, d’un Comité de résistance spirituelle à la guerre d’Algérie, que l’Histoire trouve son bien partout, même dans l’ordure – faudra-t-il, quand on pense cela, craindre de se voir, comme Orban, traîné devant les prétoires, insulté, déshonoré ?

On croit rêver. Mais non. Nous en sommes là. C’est bien ainsi que seront traités tous ceux qui, si ce jugement fait jurisprudence, estiment que le premier devoir d’un éditeur de documents historiques est d’informer. C’est ainsi que l’on essaiera de faire taire les imprudents qui, à propos de l’Algérie et du reste, continueront de croire qu’il faut, coûte que coûte, rendre à la France sa mémoire, chercher dans ses trous noirs, déplacardiser la vérité. Pureté dangereuse. Hypocrite imbécillité. Il faut que ce jugement soit cassé.


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