Les Kurdes encore. Ces 910 femmes, hommes et enfants kurdes à qui la police française a fini par délivrer des titres de séjour transitoires et que nous avons donc, nolens volens, fini par accueillir. Faut-il pavoiser ? Se réjouir ? Faut-il dire « tout est bien qui finit bien » et estimer le dossier clos ?

On a hésité, d’abord. Trop et trop longtemps. On a parlé d’« appel d’air ». De dangereux « précédent ». On a commencé par dire, répéter jusqu’à la nausée, que la France ne pouvait pas « accueillir toute la misère du monde » et que l’on risquait, en ouvrant nos portes à ces rescapés, d’adresser une invitation silencieuse à des hordes de nouveaux gueux qui n’attendent qu’un signe pour se ruer sur nos frontières. Bref, le premier réflexe n’a, de fait, pas été le bon puisqu’on a traité en réfugiés économiques des réfugiés très probablement politiques et que, au terme d’une confusion sémantique et mentale partagée, à gauche et à droite, par à peu près tout le monde, dans un climat de psychose généralisée et peu propice aux justes distinguos, on a transformé la question du droit d’asile en un vague problème de flux d’immigration clandestine mal contrôlée. Les passagers de l’« East Sun », il ne faut pas se lasser de le redire, n’étaient pas « la misère du monde ». C’étaient des gens menacés dans leur chair par les bombes, les gaz, les chars, les avions de Saddam Hussein.

Le droit d’asile. Il fut un temps où le droit d’asile allait de soi. Il fut un temps où, se souvenant de ce qu’ils avaient, eux aussi, été étrangers en Angleterre (de Gaulle, les opposants à Vichy), en Suisse (Voltaire), en Belgique (Hugo, les rescapés de la Commune, les proscrits du second Empire), les Français avaient tendance à faire de leur pays la seconde patrie des exilés et de la notion même d’asile l’une des pierres d’angle, non seulement de la République, mais de l’Europe politique en voie de constitution. Ce que cette affaire kurde est en train de démontrer, c’est que ce temps est révolu ou que le climat, du moins, a changé. On accueille les réfugiés, certes. Mais à contrecœur. Du bout des lèvres. Quasiment contraint et forcé. Et au lieu, comme au temps des Argentins, des Chiliens ou des dissidents russes persécutés, de voir en eux le sel de la terre, des frères en esprit ou, en tout cas, des victimes auxquelles nous devrions inconditionnellement accueil et assistance, nous les traitons comme des chiens ou des coupables présumés. Humiliations. Vexations. Suspicions. Tracasseries sans fin. Et, pour l’esprit public, considérable régression. Derrière chaque demandeur d’asile se cache désormais un truqueur, un simulateur, un profiteur de sa propre misère, un affabulateur, un suspect – et cela n’est pas supportable.

Le phénomène est-il nouveau ? Non, bien sûr. Et s’il fallait dater la chose, s’il fallait, pour fixer les idées, marquer le moment du retournement et de ce déclin du droit d’asile, je remonterais à ce jour – oublié, il me semble, presque effacé des archives de l’histoire immédiate – où, dans une indifférence déjà générale, Balladur, Pasqua et Mitterrand réunirent les deux chambres pour retirer du préambule de la Constitution l’idée que la France est la patrie (sic) des « combattants de la liberté ». Nous sommes en 1993. En pleine seconde cohabitation. Mais, surtout, en pleine guerre de Bosnie. Et au tout début de l’effroyable massacre qui dévaste l’Algérie et fait craindre à certains un afflux de demandeurs de visa. Et tout se passe alors comme si, craignant de voir s’élargir la notion d’asile à des gens qui n’entreraient pas dans le cadre strict des critères définis par la convention de Genève, craignant de devoir penser cette mutation des guerres modernes qui oblige à prendre en compte le cas de communautés ou d’individus menacés non plus, au sens strict, par un Etat tyrannique ou barbare, mais par des groupes armés (l’Algérie), des milices (la Bosnie), des mafias, des guérillas, voire d’anciens mouvements de libération nationale devenus fous (la plupart des pays africains ravagés par des guerres que, faute de mieux, on continue de dire « civiles »), redoutant, en un mot, d’avoir à adapter l’idée même d’asile à la nature nouvelle des conflits, la France préférait, pour verrouiller ses portes, changer ses textes.

Nous en sommes là. Nous commençons de payer le prix de cette régression et de cette décision de ne pas penser. Et la France est ce pays où, pour évoquer ou invoquer le droit d’asile, il faut des images insoutenables, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants se mettant eux-mêmes dans une situation d’impensable détresse et de danger extrême – la France, l’Europe sont cet espace où il faut, pour ébranler les consciences et rappeler aux nantis leurs devoirs de solidarité, rien de moins que le vaisseau fantôme doublé d’« Exodus ». De cela, non, il n’y a pas lieu de se réjouir.


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