PARTIE I – LA CRITIQUE DE ROGER STÉPHANE, « AGRESSION CONTRE GIDE ET MALRAUX », LE FIGARO, 27 MARS 1991
Dans Les Sept Piliers de la Sagesse, T. E. Lawrence évoque « cette tendance désastreuse des petits hommes à nier l’honnêteté de leurs adversaires ». Cette phrase me trottait dans la tête, tandis que je parcourais le dernier livre de M. Bernard-Henri Lévy.
Trois portraits m’ont, de prime abord, irrité : celui de Mounier, justement suivi de l’évocation d’Uriage, celui de Malraux et celui de Gide.
J’accepte volontiers qu’Emmanuel Mounier, exaspéré par la déliquescence de la IIIe République, ait accueilli d’abord avec sympathie le régime d’ordre moral de Vichy. Toutefois, quand je lis Les thèmes de vie, publiés par Mounier en janvier 1941, je suis surpris de la désapprobation de M. Lévy. Je reprends sa citation : « Neuvième thème : nous déclarons la guerre au monde de l’argent. » Il me semble avoir entendu un propos semblable sortir d’une bouche auguste ces dernières années… « Douzième thème : nous redécouvrirons la chanson française, la fête collective, le théâtre issu du métier et du village, la joie de bâtir, l’ébaudissement, car un peuple sain est un peuple bourdonnant de travail, mais c’est aussi un peuple tout couronné de fêtes, de liturgies et d’activités de jeux. » Il me semble, lisant ces lignes, lire un programme de M. Jack Lang. Je pense à la liturgie du Panthéon (1981), à la Fête de la musique, au Festival de la BD…
Malraux et la résistance
À propos d’Uriage, M. B.-H. Lévy constate que « La France est un pays où l’on peut avoir été pétainiste ou résistant (voire plus paradoxalement pétainiste et résistant) ». La belle affaire que voilà ! Le plus puissant de nos compatriotes nous a plaints, nous, « les héritiers de cent cinquante années d’erreurs ». S’il a justement parlé du « régime affaissé et d’institutions vidées de leur substance », il a aussi dénoncé les « hommes nuls » : s’agissait-il des condamnés de l’ignoble procès de Riom ? Un million de Parisiens sont descendus dans la rue pour acclamer le maréchal Pétain en avril 1944. Cinq mois plus tard, sans doute le même million est descendu acclamer le général de Gaulle. Ainsi est notre peuple, qu’il faut prendre comme tel.
À propos de Malraux, M. Lévy a tort de prendre à la lettre ce qu’écrivit Mme Suzanne Chantal : j’ai déjà démenti avoir jamais rencontré Malraux à Roquebrune. Je le voyais dans des bistrots de Monte-Carlo ou de Nice. J’ai évoqué avec lui, dès 1941, mon engagement dans ce que l’on a appelé la Résistance. Malraux avait tendance à se marrer : « Alors vous jouez au petit soldat. » D’autre part, il professait une certaine méfiance à l’égard de l’entourage du général de Gaulle qu’il croyait formé de dissidents d’Action française : René Cassin, Georges Boris, Schumann, Marin… ? Enfin, il travaillait aux Noyers d’Altenburg et au Démon de l’Absolu (essai encore inédit sur T. E. Lawrence). Il me paraît tout à fait légitime qu’il accordât plus d’importance à son œuvre qu’à cette entreprise alors brouillonne et un peu efficace qu’était la Résistance. Quand elle deviendra une force militaire nécessaire, il la rejoindra. Pourquoi donc prêter à Malraux une psychologie de héros de roman photo ?
B.-H. Lévy reproche à Malraux de s’être tu sur la liquidation des anarcho-syndicalistes et des trotskystes en Espagne. Peut-on à la fois combattre dans un camp et le dénoncer ? Cela dit, Malraux est le seul écrivain de gauche à avoir encouragé Gide à publier son Retour de l’URSS.
Le courage de Gide
Gide donc. Gide qui, si l’on en croit un récit d’Herbart (publié où ?), ignorait l’existence de Boukharine et le reçut distraitement, incongrûment. Avant d’accorder de l’importance à cette anecdote relatée par un témoin à demi fiable, M. B.-H. Lévy devrait tout de même se souvenir de la clairvoyance et du courage dont Gide fit preuve tout au long de sa vie, qu’il s’agisse de la justice (Souvenirs de la cour d’assises), de l’Afrique (Voyage au Congo et Retour au Tchad) et surtout du Retour de l’URSS et des Retouches à mon retour de l’URSS.
Voici deux des grands écrivains de notre siècle mis gratuitement à mal par B.-H. Lévy. Pourquoi ?
PARTIE II – « RÉPONSE À ROGER STÉPHANE » DE BHL, LE FIGARO, 8 AVRIL 1991
Que le malentendu, la mauvaise foi, voire la désinformation, soient de plus en plus souvent la règle dans ce qu’il est convenu d’appeler le débat intellectuel, l’article que vient de consacrer M. Stéphane à mes Aventures de la liberté en est une nouvelle illustration, à la fois caricaturale et navrante.
Les faiblesses de Gide
Au sujet de Mounier, d’abord. Faut-il redire ici que la France est un pays où l’on peut avoir été de gauche et collabo ? progressiste et pétainiste ? Faut-il réexpliquer l’étrange mais classique enchaînement qui, dans les années 30, fit de tant d’antidémocrates des maréchalistes doctrinaires et joyeux ? Tout le monde, aujourd’hui, sait cela. M. Stéphane, comme tout le monde, le sait. Qu’il feigne de l’ignorer, qu’il réintroduise l’incertitude et le litige dans un dossier classé, qu’il brouille, de surcroît, les pistes en comparant les éditoriaux de Mounier de 40 à telles déclarations d’un socialiste des années 80, voilà qui témoigne d’une volonté, non d’éclairer mais d’obscurcir les termes du débat. Esprit, au début de l’Occupation, fut une revue d’inspiration vichyste. C’est un fait. Une évidence. Quel but poursuit-on, quel intérêt sert-on lorsque l’on s’acharne à réviser des évidences qui, hélas, appartiennent à notre histoire ?
Gide. Nul ne nie la grandeur de Gide. Nul – et surtout pas moi – ne songe à oublier « la clairvoyance et le courage » dont Gide fit preuve « tout au long de sa vie ». Mais doit-on, pour autant, faire silence sur les faiblesses du grand homme ? Doit-on, comme les staliniens, retoucher pieusement la photo afin d’en effacer les ombres ? Et à quoi joue M. Stéphane lorsqu’il s’étonne si bruyamment de l’édifiante histoire que je rapporte et où l’on observe, à Moscou, l’auteur des Nourritures terrestres trop occupé par le souci de son livre futur pour voir, reconnaître et, à plus forte raison, entendre un Boukharine venu, selon toute vraisemblance, solliciter son assistance ? Cette scène archiconnue (et que Gide, de son vivant, n’a, soit dit en passant, jamais songé à démentir), se trouve dans les Mémoires de Pierre Herbart. Lesquelles Mémoires, intitulées La Ligne de force, sont, aujourd’hui encore, disponibles dans d’excellentes collections de poche. Alors de deux choses l’une : ou bien M. Stéphane l’ignore – et j’ai peine à le concevoir, ou bien il feint de l’ignorer, il fait à nouveau l’innocent et spécule sur l’effet de brouillage que produit immanquablement ce type de tromperie – et cela n’est digne ni de lui ni de nos lecteurs communs.
Le grand Malraux
Malraux enfin. Le grand Malraux. De toutes les « objections » de M. Stéphane, c’est celle qui, bien entendu, me touche et me sidère le plus. Car soyons sérieux. Que je rappelle l’ambiguïté de son attitude au moment de la liquidation, par Staline, des anarchistes espagnols, c’est vrai. Que je m’interroge sur la date relativement tardive de son entrée dans la Résistance et que je l’explique, entre autres raisons, par l’influence de Josette Clotis, c’est encore vrai (et je suis, du reste, le premier à convenir de ce que cette thèse peut avoir de « romanesque »). Mais où est donc l’« attaque » ? Où est l’« agression gratuite » ? Comment, par quel miracle de lecture peut-on transformer en entreprise « anti-Malraux » un livre qui, du début jusqu’à la fin, de l’aventure indochinoise à l’héroïsme antifasciste, de l’escadrille España au mystère de la conversion gaulliste, est au contraire placé sous son autorité et sous son signe ? Il n’y a pas, dans ce livre, de héros parfaitement « positif ». Mais s’il y en avait un, si je devais identifier celui de tous ces personnages qui cumule, de mon point de vue, les grâces habituellement disjointes de l’écrivain, du penseur et, surtout, de l’homme d’action, c’est lui que sans la moindre hésitation, je nommerais en tout premier. Il suffit de lire pour le voir. Et ceux qui m’ont vraiment lu n’en doutent pas un instant. M. Stéphane m’a-t-il lu ?
Tout cela, je le répète, n’aurait guère d’importance s’il ne fallait y voir une nouvelle preuve de la misère critique contemporaine et de quelques-uns de ses procédés. M. Stéphane d’ailleurs, dans un accès d’ingénuité plutôt touchant, convient au détour d’une phrase qu’il s’est en effet contenté de « parcourir » (sic) mon livre. Sait-il qu’avec cet aveu il révèle, pour notre plus grand profit, la règle non écrite qui, de plus en plus souvent préside au débat public : que personne ne lise personne et que les textes effacent les textes – dans la cacophonie sans fin du malentendu général ?
PARTIE III – « À BERNARD-HENRI LÉVY, POUR FINIR », DERNIÈRE RÉPONSE DE ROGER STÉPHANE DANS COMMENTAIRE, ÉTÉ 1991
Il n’est pire sourd… Il ne semble pas très neuf de constater que « tant d’antidémocrates » soient devenus « des maréchalistes doctrinaires et joyeux » : ils étaient dans leur logique. Très curieux, moins souvent évoqué, le cas des démocrates, des hommes de gauche devenus vichystes (Paul Faure, Belin, Monzie…). Encore une fois, je ne crois pas que Mounier, récusé par la droite maurassienne, ait été « maréchaliste doctrinaire et joyeux ». Et je maintiens que les textes cités, s’ils concèdent un peu à l’air du temps, ne sont pas probants. Enfin, à chacun sa lecture.
Bernard-Henri Lévy s’obstine sur l’anecdote de Gide confondant le nom de Boukharine avec celui de Bounine. Il me donne sa source : je n’attendais qu’elle. Pierre Herbart, compagnon de Gide en URSS, a publié, quelques mois après le Retour de l’URSS, ses propres souvenirs de voyages : En URSS, 1936. Pas la moindre allusion dans ce livre à l’épisode Boukharine que Gide, lui, évoquera avec gravité dans ses Retouches à mon retour de l’URSS. Herbart ne racontera le lapsus de Gide que dans La ligne de force, publié en 1958. Gide eût été bien en peine de confirmer ou de démentir : il était mort depuis sept ans.
Sur Malraux, enfin. Il paraît que Les Aventures de la liberté sont placées « sous son autorité et sous son signe ». Alors pourquoi tant d’interprétation réductrices ? « Malraux l’eût-il voulu, eût-il à ce moment-là (1945) occupé la place du grand intellectuel qui, encore une fois, lui revenait que Sartre n’eût été, à jamais, qu’une sorte d’Aron de gauche ou de Merleau-Ponty amélioré […] Aragon relégué au rang d’un super Vercors ou d’un Éluard plus ambitieux. Or Malraux paraît. Avec fracas, comme il se doit. Et au lieu de cette place d’honneur que personne ne lui disputait […], le voici qui casse le jeu, brise son image et son destin – et, à la surprise générale, choisit de devenir ministre et d’entrer au RPF. » Tout faux. Rien n’était plus éloigné de la pensée de Malraux que les soucis de préséance, de place, de rang. Que les autres occupent les tréteaux, il lui suffisait d’être Malraux.
Quant au fond, pourquoi ne jamais citer l’explication de Malraux : « Lorsqu’une France faible se trouve en face d’une puissante Russie, je ne crois plus un mot de ce que je croyais lorsqu’une France puissante se trouvait en face d’une faible Union soviétique. Une Russie faible veut des fronts populaires, une Russie forte veut des démocraties populaires » (Antimémoires, II, 2) ? Les intellectuels contemporains de Malraux ne voulurent rien comprend. Apparemment, Bernard-Henri Lévy non plus.
Le livre achevé, je me suis longuement interrogé sur ce qui l’avait suscité. Qu’a voulu dire l’auteur ? Qu’a-t-il voulu exprimer sur ses anciens, sur ses pairs, sur lui-même ? Après réflexion, donc, je crois avoir découvert l’objet de son enquête : découvrir qui avait eu raison. Exemple, cette question à Michel Leiris : « Aujourd’hui, avec le recul, qui avait raison : Bataille, ou Breton ? » Exemple encore : « Je ne dis pas, qu’on m’entende bien, qu’Aron ait tort ou raison ».
Qu’importe, au fond ? Dans 20 ou 30 ans, de nouveaux lecteurs liront et commenteront Gide, Malraux, Aron. Je ne crois pas que B.-H. Lévy les intéressera encore.
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