Depuis I977, date de la parution de La Barbarie à visage humain, quand « BHL » publie, il reçoit des giclées de venin. Je le sais mieux que personne, car en I977, je fus la première à le canarder dans Le Matin de Paris, tant il m’exaspérait. Son anticommunisme primaire, son lyrisme, son emportement, je ne supportais rien de La Barbarie et je l’avais écrit avec toute la cruauté dont j’étais alors capable. Féroce. Tout de même, je finis par m’interroger: une haine intellectuelle, cela demande toujours explication. Quand on est freudien et que l’on cherche en soi, on trouve. Ce « BHL » était vraiment trop beau. Maurice Clavel, paraît-il, l’avait dit à l’époque : sans sa beauté, Bernard-Henri Lévy n’aurait pas tant d’ennuis.
Nous avons vieilli en amis depuis trente-trois ans, et je diverge avec lui sur presque tout, l’atlantisme, le sionisme, son anti-marxisme, Pie XII, sa pensée tragique, tout, sauf sa passion des libertés, le goût de l’étranger et sa curiosité du monde. Mon philosophe de référence, c’est Badiou, qui le combat ; et je m’honore d’avoir pour amis l’un et l’autre, aux extrêmes, oui, cela m’importe. Mais quand on attaque vilainement Bernard, je vois rouge. Oui, rouge, justement.
Cette fois, on le moque sur une erreur. J’assistais à cette conférence qu’il a prononcée en avril 2009 salle Dussane à l’Ecole de la rue d’Ulm, reprise dans De la guerre en philosophie. Quand il a parlé de Jean-Baptiste Botul, ce philosophe inconnu, personne n’a bronché, ni moi, ni les autres. Le propre du canular, c’est qu’il doit être crédible ; et Noyau Dur Botul, c’est-à-dire le groupe Botul avec, parmi d’autres, Frédéric Pagès et Gérard Mordillat, s’y entend dans le canular, suffisamment pour rendre crédible un nouveau philosophe écrivant sur le sexe de Kant. Pourquoi de très sérieux philologues allemands n’ont-ils pas deviné en 1894 la mystification de Pierre Louÿs inventant Bilitis, une courtisane grecque et poétesse ? C’est ainsi que Bernard avala l’existence de Botul ; ce soir-là, il n’a pas été le seul. Nous nous sommes tous trompés. Au fil des années, Claude Lévi-Strauss m’a beaucoup parlé de l’erreur, qu’il jugeait inévitable, et sans gravité dès l’instant qu’on la reconnaissait. Lui-même est sans doute l’un des rares penseurs à avoir écrit un article à partir d’une de ses erreurs, qui, dit-il dans Note sur la Tétralogie, « mettait tout mon raisonnement par terre » (page 319, Le regard éloigné). Des erreurs, j’en faisais constamment ; et Lévi-Strauss me les signalait avec une grande patience. Je crois avoir crevé le plafond de l’erreur en célébrant les bras sublimes de la Victoire de Samothrace au Louvre ; mais je n’ai pas dit mon dernier mot.
Tout de suite, sur Botul, Bernard-Henri Lévy a reconnu son erreur. Alors, pour le mettre en pièces, apparurent les chaisières. Les chaisières, filles ou garçons, écrivent comme on cancane dans le fond d’une église, bien calé sur sa chaise, animé par l’esprit d’envie, car elles sont les laideronnes du village, les chaisières, les soeurs de Cendrillon. Je les connais, puisque je fus chaisière. Ce qui me stupéfie, c’est que tous les dix ans, on voit apparaître de nouvelles chaisières à leur proie attachées, Erynnies disgrâciées cancanant sur les coucheries de Bernard, la fortune de son père (si souvent traitée dans l’infâmie), son teint trop bronzé, la terrasse du « palace » sur laquelle il pose, son polo noir, son col ouvert, sa tasse de thé, toutes choses capitales en matière de philosophie et qui, on a pu le lire, méritent une expulsion. Rien que cela ! Ce renouvellement incessant des chaisières me paraît très curieux. Je n’y vois qu’une seule explication : celle de Maurice Clavel. Car à plus de soixante ans, cet homme-là est toujours aussi beau. Il a la grâce. Au point de brouiller la lecture ? Oui. Personne ne s’y fait, ni lui, ni les chaisières.
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