A part une tribune de Jacques-Alain Miller, dans Le Monde du 24 février, l’affaire n’a guère eu de retentissement en France. Et pourtant…

Tout commence, il y a quelques semaines, quand la prestigieuse École nationale d’administration québécoise, l’Enap, offre à un certain Alain Juppé une chaire de professeur associé.

Trente-quatre professeurs canadiens, l’apprenant, se fendent, dans Le Devoir, d’une extravagante tribune où ils disent leur indignation à l’idée qu’un homme reconnu coupable dans son pays de « prise illégale d’intérêts » et condamné, à ce titre, « à quatorze mois d’emprisonnement avec sursis et à un an d’inéligibilité » puisse prétendre, ailleurs, à une parole d’autorité.

D’autres, à leur suite, prennent la plume pour évoquer, qui sa « colère », qui sa « honte », qui le « déshonneur » définitif dont se verrait entachée la « réputation de l’institution universitaire au Québec » si l’Enap persistait dans son projet de requérir, quels que soient, au demeurant, ses mérites ou son expérience de grand commis de la politique européenne, les services d’un si abominable repris de justice.

Un certain Peter Leuprecht s’inquiète de voir le Québec devenir « une sorte de refuge ou d’asile pour des hommes politiques ayant eu des démêlés avec la justice dans leur pays ».

Un autre, Gérard Bouchard, professeur au département des sciences humaines de l’Université du Québec à Chicoutimi, rêve de voir le « casier judiciaire » du fils préféré de Jacques Chirac opérer comme pour les anciens nazis et lui « interdire » automatiquement « l’entrée au Canada ».

Un certain Jacques Palard, directeur du Centre de recherche et d’études sur le Canada et le Québec, va encore plus loin en défendant une conception qu’il qualifie d’« intégraliste » et selon laquelle « les comportements passés » seraient « garants des convictions et des pratiques présentes », les vertus de « l’homme privé » responsables des qualités de « l’homme public » et l’« exemplarité » quasi « impeccable » d’une conduite personnelle la condition de possibilité de la « religion séculière » dont les règles doivent guider la bonne administration des Etats.

Bref, c’est une véritable chasse à l’homme, une curée, qui, sur fond de croisade pour les valeurs et la moralisation de l’esprit public, se voient brusquement lancées contre un ancien Premier ministre devenu, en quelques heures, l’ennemi public numéro un de tous les bien-pensants des académies du Canada et, proximité oblige, d’Amérique du Nord.

Je n’ai pas de sympathie particulière pour l’ancien Premier ministre en question.

Les aléas du débat public m’ayant, voilà dix ans, au moment de la Bosnie, violemment opposé à celui qui était alors, avec François Mitterrand, responsable d’une politique étrangère désastreuse, je ne suis même pas certain d’être convaincu par ses qualités de grand témoin des pratiques politiques françaises et européennes.

Mais la question n’est pas là.

Elle est dans l’infamie de cet hallali.

Elle est dans le spectacle désolant donné par ces mandarins se conduisant, quarante ans après McCarthy, comme les chasseurs de sorcières d’une Salem new-look.

Elle est dans la douleur, aussi, d’un homme à qui ne semble devoir être décidément épargnée aucune humiliation.

Et elle est, par-delà le cas particulier, par-delà la circonstance et ses aspects pénibles ou dérisoires, dans les deux conceptions de la justice, donc de la démocratie, qui se trouvent, au fond, face à face.

D’un côté, la conception européenne traditionnelle où la justice est réputée aussi faillible que les justiciables et où une faute sanctionnée dans un ordre ne vaut jamais, par principe, opprobre dans les autres ordres : M. Juppé peut être reconnu coupable dans toutes les affaires de financement public que l’on voudra – outre qu’une condamnation n’est pas une proscription, outre que la fonction même de la sanction est d’éteindre, ipso facto, la dette contractée à l’endroit de la société –, sa culpabilité ne nous dit rien, ni de sa dignité, ni de son éventuelle indignité morale, personnelle, professionnelle.

De l’autre, une conception que ses tenants nord-américains ne craignent donc pas de qualifier d’intégraliste et où de mauvais esprits dans mon genre pourraient être tentés de voir une forme, carrément, d’intégrisme : mêler le juridique et le politique, confondre la parole des tribunaux et celle de l’éthique, déduire des torts de l’homme public la noirceur d’âme de la personne privée, dire d’un citoyen que, parce qu’il a fauté, il fautera et qu’il doit être isolé par un cordon sanitaire et moral, n’est-ce pas là quelques-uns des traits de ce que, sous d’autres cieux, on appelle, oui, l’intégrisme ? n’est- ce pas le plus court chemin vers cette forme dévoyée de démocratie qui se nomme le populisme ?

Pureté dangereuse.

Puritanisme vertueur.

Fondamentalisme à visage démocratique et obsession de la transparence.

Relecture, par certains des tenants du néoprotestantisme américain, des grands principes des Lumières.

Tel est le cœur de cette nouvelle affaire Juppé ; tel est, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, le nœud d’un débat qui ne fait, je crois, que commencer.


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