À l’heure de l’affaire Clinton, à l’heure où un juge indépendant, fort de l’appui des médias, peut fouiller la vie privée d’un homme, traquer ses fantasmes les plus secrets, les jeter en pâture à l’opinion et l’acculer à mentir pour se protéger, à l’heure de ce lynchage légal qui, mené par un procureur halluciné, mi-docteur Folamour, mi-Grand Inquisiteur, déstabilise un président et, à travers lui, un pays et le monde, il y a un livre à lire sans tarder car il décrit le type de mécanisme susceptible de conduire à cette aberration lugubre : c’est le livre d’Alain Minc sur la révolution judiciaire et les juges.

Cette révolution des juges, commence en effet Minc, était, en principe, une bonne chose. C’était une avancée de la démocratie. Un progrès. C’était, en France par exemple, une vraie « deuxième révolution » permettant, comme la première, d’abolir d’anciens privilèges, de briser des impunités insupportables. Et ce fut, en Italie, le seul moyen de réduire une classe politique vieillie, corrompue, qui tenait, depuis la guerre, le pays en coupe réglée – ce fut la seule façon, au fond, de l’entraîner vers la monnaie commune, l’Europe, la modernité.

Mais il ajoute, aussitôt, ceci. Tout pouvoir ayant naturellement la tentation d’aller au bout de son pouvoir et les autres pouvoirs – législatif, exécutif… – ayant tendance, comme on sait, à se décomposer, le juge devient un nouveau prince, sans rival ni contrepoids, dont la toute-puissance, si elle durait, menacerait les libertés. De deux choses l’une, dit-il. Ou bien la sagesse des hommes corrige ce déséquilibre ; et les juges, en une nouvelle nuit du 4 Août (mais dont on ne voit guère poindre, hélas, les signes avant-coureurs), autolimitent ce pouvoir insensé. Ou bien, comme il est probable, la vertu de quelques-uns ne suffit pas à dissiper l’ivresse du plus grand nombre (ni, surtout, les illusions d’un populisme trop heureux d’applaudir à la curée contre les puissants) ; et alors nous connaîtrons, oui, un destin « américain ».

Il faut lire les pages que Minc consacre, par exemple, au thème de l’irresponsabilité des juges. Le moindre chef d’entreprise, dit-il, répond – et c’est tant mieux – de l’usage abusif des « biens sociaux » dont il est le gardien. Les fonctionnaires rendent des comptes. Les ministres sont, sinon coupables, du moins responsables de ce qui se fait en leur nom. Mais qu’un juge, en son propre nom, condamne un innocent, qu’il détienne abusivement un prévenu, qu’il dispose de l’arme absolue qui consiste à annoncer à grand fracas la mise en examen d’un citoyen et à salir donc son honneur, quand ce n’est pas à briser sa vie, et il n’existe, dans l’état actuel de l’équilibre des pouvoirs, pas de moyen de le sanctionner, ni, à plus forte raison, de réparer.

Il faut lire ce qu’il écrit de la sacro-sainte « indépendance » dont les juges, depuis vingt ans, se font une bannière. Indépendants vis-à-vis de qui ? De quoi ? Et avons-nous à ce point oublié nos classiques – un certain Marx notamment… – pour ne pas voir que, les hommes étant ce qu’ils sont, et les juges étant des hommes, l’indépendance absolue, c’est-à-dire le dénouement du lien qui les rattache au peuple souverain, ne peut avoir que deux conséquences : soit une magistrature flottante, privée de vraie légitimité et, donc, un jour ou l’autre, arbitraire – soit, pire, sa soumission à d’autres forces, celles-là mêmes que l’État citoyen contenait et qui reviennent au galop dans la tête des juges « souverains » ? Triomphe de l’idéologie. Revanche du préjugé. Ou même – pourquoi pas ? – passion, caprice, intérêt…

Il faut lire, encore, ce qu’il dit du navrant spectacle offert par les plus « médiatiques » de ces juges quand, juchés sur leurs tréteaux, ils viennent prendre le peuple à témoin, non des difficultés de leur charge, ou des trop faibles moyens dont ils disposent, mais de leur nostalgie d’on ne sait quelle pureté perdue ou de l’envie qui leur vient, parfois, d’envisager la mise en examen du… président de la République ! La classe politique, tétanisée, regarde. Elle se tait. Qu’un imprudent songe à protester, et il sait que le nouveau maître – juges et opinion mêlés – grondera : « tiens, tiens… le mauvais citoyen… ». Voilà. Nous y sommes. Suspicion. Intimidation. Et déjà, dans les cervelles, la machine à capituler.

Car la France n’est pas l’Amérique ni le juge Nguyen l’analogue de Starr, le procureur pornocrate et fou. Mais qui ne voit que l’essentiel du dispositif est en place ? Comment ne pas comprendre que, « l’argent » étant à la France ce que « le sexe » est à l’Amérique, nous sommes mûrs, nous aussi, pour un « Monicagate » ? Puisse ce livre courageux, fort, nuancé, aider à conjurer le péril. Puissent les juges entendre, comme il les y invite, la responsabilité historique qui est aujourd’hui la leur. Condorcet ou Robespierre – telle est, selon lui, la question : ou bien l’esprit du premier triomphe, et la révolution des juges contribuera au regain démocratique, ou bien c’est le second qui l’emporte, et le droit nourrira la Terreur, les parodies de justice et, encore une fois, le populisme.


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