Depuis quand je connais Alain Robbe-Grillet ? Oh je ne sais plus… Nuit des temps… Aussi loin que je me souvienne, Alain est dans mon paysage littéraire et amical. Sa gaieté. Son insolence. Son goût de l’intempestif. Sa liberté absolue à l’endroit de toutes les conventions – jusques et y compris cette convention de l’anti-convention qui aurait voulu le dissuader d’entrer à l’Académie. Son goût, aussi, d’être seul contre tous et d’en rire – notamment pour voler au secours de ses amis quand il sentait la meute après eux : j’en sais quelque chose ; je dois à ce cœur réputé sec, à ce grand seigneur méchant homme jouant les cyniques pour avoir la paix, le soutien le plus précieux dans mes aventures cinématographiques ou théâtrales.

J’ai produit son dernier film. Il n’y avait personne d’autre pour le faire. Le Système, comme il le disait, ne voulait plus de son cinéma. Malgré Marienbad. Malgré Glissements progressifs du plaisir. Malgré le fait qu’il aura été – et on ne va pas tarder à le redécouvrir – l’un des vrais grands cinéastes de la seconde moitié du XXe siècle. Et c’est donc moi – j’en suis à la fois fier et heureux – qui ai dû produire son magnifique C’est Gradiva qui vous appelle. Ce désaveu, cela dit, le faisait rire. Il adorait l’idée de cette solitude. Il restait, sous ses dehors de loup définitivement retiré de tout, informé comme personne de la comédie des lettres. Pas un mouvement de troupes ne lui échappait dans la composition des jurys littéraires, la rédaction des grands journaux, les anciennes et nouvelles chapelles, l’industrie du cinéma. A aucun frémissement dans ce tissu des lettres et de la pensée dont il était censé avoir pris congé, il n’était indifférent. Mais il aimait, en même temps, cet écart, cette nouvelle distance, ce côté Barbe-Bleue retranché dans son manoir normand.

Ce qu’il aimait plus encore c’est, quand des journalistes venaient, jusqu’en Normandie, l’interroger sur son œuvre, le nouveau roman, la trace qu’il comptait laisser, l’actualité, ne leur parler que de ses arbres et des 469 spécimens de sa collection de cactées ! Il aimait plaire et décevoir. Séduire et vous plonger dans la perplexité. Reverrons-nous de sitôt un personnage aussi paradoxal, aussi hors normes – généreux et cruel, érudit et paillard, pas moins éloquent pour discuter d’agronomie, de théorie des climats, d’astronomie, que pour commenter une page de Hegel ou de Balzac ? Je ne sais pas.

Quand l’ai-je vu pour la dernière fois ? Après la sortie du film, qui fut à la hauteur exacte de l’insuccès qu’il escomptait – et cette idée, de nouveau, l’enchantait. Plus tard, nous nous sommes encore revus une fois. Je lui ai demandé s’il travaillait à un livre. Il a éclaté de rire et m’a répondu que non, bien sûr. Car Alain est aussi l’un des très rares écrivains à avoir décrété, de son vivant, en pleine maîtrise de son art, et sans l’ombre d’une mélancolie, que son œuvre était close, que ce qui devait être écrit l’avait été, et qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, désormais, qu’à courir le monde, parler avec des peintres, s’intéresser à une découverte scientifique, prendre des nouvelles de ses anciens ennemis. Eût-il vécu qu’il ne s’y serait peut-être pas tenu et que, comme après Djinn, il aurait encore relancé la machine. Mais c’est ce qu’il disait. C’est ce qu’il croyait.

Les images que je garde de lui ? Étrangement, des images très physiques – j’ai presque envie de dire des images athlétiques. Sur un tournage, il était un prodige d’énergie. A table, il buvait comme un jeune homme. Et j’ai l’impression qu’il a gardé, jusqu’au bout, ce goût très vif des jeunes femmes qui a aussi fait de lui l’un des personnages les plus scandaleux de son époque.

Son apport à l’histoire du cinéma ? L’art du récit brouillé. La fin du conflit central. La bande-son et l’image désaccordées – plus que chez Jean-Luc Godard et, il me semble, avant lui. Le cinéma comme une image mobile, non de l’éternité, mais de l’éternel malentendu entre les voix, les gestes, les désirs ou les réticences des humains.

Son apport à l’histoire de la littérature ? L’art du récit sec, sans psychologie, vide de subjectivité. Un concept de subjectivité, vide elle-même, sans intimité ni intériorité. Juste un point. Un lieu géométrique. Un point de contact entre un dehors envahissant et un dedans inexistant. Ah ! se délivrer de la vie intérieure, soupirait Sartre ! Se délivrer de cette maladie française qu’est le culte de la vie intérieure ! Eh bien voilà. Robbe-Grillet. C’est Robbe-Grillet qui aura réalisé le programme sartrien. Le pape. Le patron.


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