« Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon », disait un grand écrivain russe.

À l’heure où notre famille humaine endure des souffrances d’une intensité inouïe, le film de Bernard-Henri Lévy, Une autre Idée du Monde, nous permet de mesurer à quel point des femmes (surtout des femmes) et des hommes se battent contre la guerre, la misère, la destruction de l’environnement avec une dignité qui prend mille visages, mais qui semble être accueillie, chaque fois, avec la même absence de secours, d’attention, de courage politique.

Je pense à ces femmes chrétiennes du Nigeria qui pleurent leurs maris assassinés par les combattants de l’islamisme le plus radical.

Je pense à ces gamins des bidonvilles de Dacca, qui assistent à la montée des eaux, chez eux, pour ainsi dire au coin de leur rue.

Ou, ces réfugiés Rohingyas, persécutés parce que musulmans, qui, grâce à la Première ministre Sheikh Hasina, seule femme cheffe d’Etat dans un pays musulman, sont accueillis et rescapés, mais emportent à jamais le chagrin et le deuil.

Toute cette humanité de pleurs, de haillons et de grands rêves vacille et la communauté internationale demeure indifférente. C’est là tout l’intérêt, et toute la force, de ce film tourné, en 2020 : il nous prend par la main – et nous exhorte à garder les yeux ouverts et à voir.

Même chose pour les guerrières du Rojava, qui luttent pour nous contre Daech, sont écrasées par un Président turc obscurantiste, se battent comme des Pasionarias ou comme des lionnes, mais seul le désert semble leur faire écho : Bernard-Henri Lévy, là aussi, est allé à leur rencontre ; il a passé du temps avec elles ; il les a écoutées et filmées.

D’une façon générale, sa caméra capte les visages de celles et ceux que la féministe indienne Gayatri Spivak appelle les « subalternes », c’est-à-dire les sans-voix, les laissés-pour-compte, les naufragés absolus. En les regardant à travers la camera de Bernard-Henri Levy et de son coréalisateur Marc Roussel on distingue la flamme intrépide de leur absolue dignité, donnant à voir une autre idée du monde, vraiment : plus juste, plus solidaire, plus humain.

Si nous ne prenons pas au sérieux le risque climatique (qui précipite les guerres) ni le défi de justice sociale (qui offre aux idéologies leur chair à canon) nous parlerons encore des langues différentes, mais nous souffrirons des mêmes maux – et ces maux sont ceux que dépeint Bernard-Henri Lévy.

En contrechamp des images qu’il a arrachées au champ de ruines que sont devenues la Somalie ou la Syrie, le philosophe filme Paris, désert, en pleine pandémie. Il filme les Gilets Jaunes exprimant une révolte dont il dit, retour d’une de ces guerres oubliées, qu’il ne la « comprend pas bien ». Et l’on se dit qu’il faut non seulement inventer un autre monde, mais faire advenir, ici même, un avenir plus durable et juste, sans masque sanitaire, sans injustices irrespirables.

« Les familles heureuses… », disait Tolstoï. Je crois que les familles héroïques essaient de trouver non leur bonheur, mais leurs valeurs, chacune de la même façon. Dans une scène du film, on voit le jeune fils du commandant Massoud. Massoud le Jeune porte le destin d’un pays, l’Afghanistan, aux portes d’un retour à l’obscurité des talibans que son père avait combattu.

J’ai accueilli ce jeune homme à Paris, Ville Lumière, ville universelle de la tolérance, frappée si durement par l’islamisme. Et j’ai décidé, avec le Conseil Municipal de la ville, de nommer une allée en l’honneur du « Lion du Panshir ». À travers son film qui oscille entre le reportage et le manifeste, Bernard-Henri Lévy rend hommage aux deux Massoud, l’Ancien et le Cadet. Il paie également sa dette à ses aînés, à commencer par son père, engagé volontaire dans la guerre d’Espagne, puis héros de la campagne d’Italie. Et il honore les pères qu’il s’est choisi, ceux qui pensaient, avec Malraux qui est la grande figure d’attachement du philosophe, que la France n’est jamais si grande que lorsqu’elle essaie de l’être pour tous les hommes.

Son film m’a émue et touchée ; il m’a donné à voir, et les oubliés de ce monde, et un homme qui avec un certain panache et sans esprit de calcul essaie encore d’aller à leur rencontre.


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