Jack Lang sait que Cuba est l’une des dictatures les plus terribles du sous-continent américain. Il n’ignore pas qu’on y compte, aujourd’hui encore, plus de prisonniers politiques qu’au Chili et en Argentine réunis. Il ne peut pas ne pas être informé que c’est là, dans cette île minuscule mais sous contrôle soviétique, que l’on trouve probablement la plus forte densité mondiale de camps de concentration. Et je n’arrive pas à croire, surtout, que cet ami des arts et des lettres puisse rester indifférent au sort d’une intelligentsia méthodiquement persécutée, depuis vingt ans, par un despote fou et acharné à la broyer. Que faut-il penser, alors, et compte tenu de ces évidences, de l’étrange déclaration qu’il faisait l’autre semaine, à la veille de s’envoler pour La Havane, et où il avouait tout crûment la « sympathie naturelle » (sic) qui le portait vers ce régime ?

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Ce qu’il faut en penser ? Eh bien, c’est très simple, a-t-il en substance répondu, quelques jours plus tard à peine, tandis que s’achevait son doux et exotique séjour. Il y a le fait que nos peuples, d’abord, appartiennent identiquement à « la famille latine ». Qu’ils ont leurs racines politiques, l’un comme l’autre, dans la grande « Révolution française ». Que leurs « socialismes », si différents soient-ils, ont en commun le même souci, le même profond « respect de l’homme ». Que le leur, il y a un an, s’en est opportunément souvenu quand il s’est, si vite, « réjoui » de la glorieuse « victoire » du nôtre. Et que nous, aujourd’hui, ne pouvons pas ne pas être en retour « séduits » par le charme, la « générosité », l’exceptionnelle « attention pour les autres » de Fidel, le « Lider massimo ».

L’opinion des Cubains eux-mêmes sur cette exceptionnelle « attention pour l’autre » ? Le sentiment des dissidents, des gauchistes, des artistes, des homosexuels de La Havane sur une « générosité » qui signifie surtout, pour eux, une persistante répression ? Ce que peut bien penser de ce fameux « respect de l’homme » le petit peuple des calzoncillos, ces réprouvés absolus qui, parce qu’ils ont refusé les plans de « rééducation » castristes, vivent — et meurent — presque nus, dans la solitude la plus extrême, telles des bêtes en grand nombre parquées aux confins de ce goulag tropical ? La question, bien sûr, n’est pas là. Un ministre de la Culture, ça ne s’arrête pas à des broutilles pareilles. Et ce n’étaient pas des gueux de cette espèce qui allaient perturber, n’est-ce pas, les agapes de la retrouvaille ! Signe des temps : pendant que la délégation française admirait le splendide bermuda arboré en son honneur par le caudillo cubain, Armando Valladares, lui, grand poète martyr aux deux jambes paralysées, gigotait doucement au fond d’une geôle hideuse sans que nul, un seul instant, n’ait songé à s’aviser de son sort.

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Heureusement, il y a eu Mexico. Je veux dire la foire, le cirque, le happening de Mexico. Et la petite note de comédie introduite de la sorte dans un climat qui, à force, eût fini par être étouffant… Grâces soient rendues, à cet égard, aux conseillers farceurs qui ont émaillé le discours de leur ministre de citations si incongrues de Nietzsche ou de Derrida ! Merci pour cette burlesque leçon de marxisme — « culture et économie, même combat » — que le plus obtus des staliniens des années cinquante aurait lui-même, je crois, hésité à administrer ! Admirable moment que celui où l’orateur a entrepris de convaincre les niais qui, comme moi, en étaient restés à l’image d’une Amérique terre d’asile accueillant, depuis cinquante ans, des centaines et des centaines d’intellectuels rescapés des régimes totalitaires que non, vraiment non, ce n’est pas du tout ça qui s’est passé, mais le contraire exactement, et des cohortes d’artistes américains qui, « ne trouvant plus dans leur pays le moyen de produire leur œuvre », ont massivement trouvé refuge… en France ! Avec cette charge antiaméricaine, on retrouvait le vrai Lang. Le bon Lang. Notre cher Lang national. Celui dont les innocentes facéties défraient, depuis quinze mois, la chronique du socialisme ordinaire. Et cet homme de théâtre surtout, qui n’a jamais su concevoir le pouvoir autrement que comme un rôle ; et dont Mélina Mercouri, son amie, a eu raison de dire — suprême aveu ! — qu’il avait, là, « fait un tabac ».

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Je sais, évidemment, que d’aucuns ont mal pris la chose. Qu’il y a eu, ici ou là, d’assez vives protestations. Qu’on n’a pas hésité, côté américain, à brandir la menace d’un duel. Et qu’il s’est trouvé, en France même, un certain nombre d’esprits chagrins pour déplorer que le ministre n’ait pas su « équilibrer » son propos en dénonçant aussi, par exemple, l’impérialisme soviétique. Comme s’il s’agissait de cela ! Comme si ce type de critique pouvait entamer le moins du monde un délire de ce calibre ! Comme si c’était d’« équilibre » qu’il est question quand on confond aussi allègrement la libre circulation des idées avec la « colonisation culturelle » ! Qu’on me pardonne mais, moi, les déclarations de Lang m’ont surtout paru terriblement cocasses. Minables. Aveugles aux meilleurs aspects de la modernité intellectuelle. Et esthétiquement débiles, donc, avant que d’être géopolitiquement préoccupantes…

Car essayons plutôt d’imaginer à quoi elle pourrait bien ressembler, la « croisade » à laquelle il nous appelle. Elle commencerait, cela va de soi, par ces fieffés « colons » de l’esprit et du roman français que furent Faulkner, Hemingway, Dos Passos. Elle passerait, inévitablement, par la chasse aux peintres qui, tels Newman, ou maintenant Warhol, ont donné le funeste exemple de la soumission à « l’immense empire de profit ». On voit mal comment elle épargnerait, dans le domaine du théâtre ou, à plus forte raison, du cinéma, ces ogres assoiffés d’argent qui se sont honteusement « approprié nos consciences » et qui s’appellent Orson Welles, Meredith Monk ou Richard Forman. Et il est clair qu’elle éliminerait sans merci ces « musiques standardisées », aux accents si peu « français », qui, sous le nom de rock, de pop music ou peut-être même de jazz, ont effectivement contaminé nos « modes de vivre » les plus intimes.

Jack Lang, je m’empresse de le préciser, a parfaitement le droit de préférer Sheila. Ce n’est pas à moi de lui reprocher de choisir Lelouch contre Welles ou Mathieu contre Pollock. Et je suis même prêt à admettre qu’il demeure dans son rôle de ministre en déclenchant la guerre des bérets, des bourrées, des binious — ces éminents symboles de notre « culture nationale » bafouée — contre l’invasion des « stéréotypes » venus des États-Unis. Mais il faudra simplement, alors, oser appeler les choses par leur nom : et convenir qu’en transformant l’Atlantique en un nouveau rideau de fer culturel, on déclare aussi la guerre, ici, je veux dire en France même, à des générations entières qui ont appris à lire, à penser, à sentir, chez Warhol, Cunningham ou même les Rolling Stones. Pour un régime qui se flatte d’avoir « la jeunesse » avec lui, c’est, me semble-t-il, un comble…

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Mon ami Guy Scarpetta a consacré à cet « antiaméricanisme primaire » quelques-unes des meilleures pages de son Éloge du cosmopolitisme. J’ai moi-même tenté la généalogie d’un délire qui m’est très vite apparu typique des dispositifs les plus douteux de l’idéologie française. Faut-il rappeler en effet que c’est à l’extrême droite de nos traditions intellectuelles que les choses ont historiquement démarré ? Que ce sont les fameuses ligues des années trente qui inventent, les premières, l’antiaméricanisme comme arme et slogan politique ? Que l’idée même de partir en « croisade contre l’impérialisme culturel et financier » apparaît, en propres termes, ou peu s’en faut, dans l’Homme contre l’argent, de Georges Valois, ce bréviaire de tous les fascistes de l’entre-deux-guerres ? Et que, de Drieu La Rochelle au Figaro-Magazine d’aujourd’hui, c’est comme une litanie, une obsession, une fixation « anti-new-yorkaise » avec, en toile de fond, ces corrélats presque obligés — et, on l’admettra, bien troubles — que sont la haine de la ville, de la démocratie, de la musique nègre, de la culture sans racines ou des artistes marginaux ?

L’Histoire des idées, elle, en tout cas, se rappelle malheureusement tout. C’est comme une formidable mémoire avec ses règles, ses constantes, ses implacables coulées de sens. Rien, absolument rien, qui échappe vraiment à cet ordinateur central et aux obscures chaînes de raisons dont il grève, que nous le voulions ou non, nos plus humbles énoncés. Et que M. Lang sache ou non ce qu’il fait, ce qu’il dit, et où — sans le vouloir peut-être — il remet confusément ses pas ne change, au fond, rien à l’affaire : ce discours de Mexico était non seulement comique et minable, mais encore réactionnaire ; non content de faire l’impasse sur tout un pan de l’art et de la culture contemporains, il réveillait d’étranges monstres dont l’insistance, à terme, ne pourrait que nous mener tout droit sur la pente de la régression ; et il est bien difficile, après cela, de ne pas songer que nous avons le plus piteux, le plus médiocre, et surtout le plus décevant de tous les ministres de la Culture qui, depuis André Malraux, se sont succédé à cette charge.


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