27 mai 1977. Il est 21h30, et des millions de téléspectateurs regardent Antenne 2, comme chaque vendredi soir. Il n’est pas question de rater l’un des rendez-vous phares de la télé de l’époque, à savoir « Apostrophes ». Ce jour-là, l’émission littéraire de Bernard Pivot est consacrée aux « nouveaux philosophes », avec un thème polémique : « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? ». Le mouvement s’est fait connaître quelques mois avant, lorsqu’un jeune éditeur de 28 ans (il a rejoint Grasset en 1974), Bernard-Henri Lévy, lui consacre un dossier dans les Nouvelles Littéraires. Avec André Glucksmann (qui a déjà publié La Cuisinière et le mangeur d’hommes. Essai sur l’État, le marxisme et les camps de concentration), Christian Jambet, Guy Lardreau ou encore Jean-Paul Dollé, ils ont tous en commun une volonté de dénoncer le totalitarisme.

Sur le plateau de Pivot, donc, sont présents Lévy et Glucksmann, Maurice Clavel qui les soutient, et François Aubral et Xavier Delcourt qui portent la contradiction. On y découvre un BHL, col blanc pelle à tarte déboutonné et cigarette à la main, aussi à l’aise que s’il était dans son salon ; Glucksmann, plus raide, à l’apparence vaguement hippie, avec déjà une coupe de cheveux à la Mireille Mathieu. « Les nouveaux philosophes : coup de poker, un coup de marketing intellectuel, ou est-ce au contraire une sorte de révolution culturelle spontanée ; est-ce de la poudre aux yeux, ou bien une approche intelligente, originale, de la vérité ? », présente Pivot (et dire qu’on reproche aujourd’hui à Laurent Ruquier son manque de nuances !). Au bout de douze premières minutes consacrées au dernier ouvrage de Clavel, Nous l’avons tous tué, « ce juif de Socrate !… », Pivot coupe gentiment la parole à ce dernier (« Si vous continuez, on ne pourra plus lire votre livre, vous aurez tout dit »), et passe à Glucksmann, qui vient de faire paraître Les maîtres penseurs pour un autre tunnel, suivi encore d’un long monologue de BHL.

Il faut en fait attendre près de quarante minutes pour que le débat prenne enfin vie, lorsqu’un peu de place est donnée à François Aubral et Xavier Delcourt, qui publient Contre la nouvelle philosophie, et qui commencent par expliquer qu’en mai 68, les nouveaux philosophes étaient staliniens. « Non hé, oh, je ne me laisse pas insulter », s’énerve tout de suite Glucksmann. Mais il ne peut empêcher la suite de la charge d’Aubral, qui est violente : « C’est une philosophie nulle et dérisoire […] La nouvelle philosophie procède par amalgames, triturages dans tous le sens, coups de force, mépris du public, de tout le monde… ». « Il y a un certain nombre de choses qui sont dures à avaler », encaissera plus tard BHL.

La tension commence à monter, et le débat dérape sur le goulag : « J’ai repéré dans la nouvelle philosophie, une utilisation à la fois magique et sordide du mot goulag. […] Au nom du goulag, vous assénez vos idées […]. Moi je trouve que c’est absolument ignoble, ignoble, ignoble, au nom de la mémoire des déportés. » Glucksmann se prend la tête à pleine main. BHL s’emporte : « Peut-être que vous n’êtes pas de la police du goulag, mais vous agissez comme tel ! » A la fin, Aubral qualifiera BHL de « génie de la publicité », ce à quoi répondra ce dernier : « Je crois à certaines idées. Le seul objectif que je peux avoir, lorsqu’il m’arrive de parrainer ou de publier certains livres, c’est que ces livres soient diffusés auprès du maximum de lecteurs, qu’ils concernent le maximum de gens, et si c’est ça la publicité, alors effectivement, je suis pour. »

Quelques semaines après, Télérama revient sur l’émission : « À “Apostrophes”, un quarteron de “nouveaux philosophes”, béni par un philosophe moins nouveau, Maurice Clavel, développe des théories pessimistes. Ces jeunes gens, dont certains en colère, interprètent l’échec de la révolution de mai 68 (à laquelle ils ont cru) comme le glas définitif des illusions. La Société, disent-ils, sera toujours ce qu’elle est : injuste, oppressive, lamentable. Marx est faux prophète, le socialisme un vœu pieux ou un leurre, l’âge d’or une imposture. Lucides, méfiants ou écorchés, ils bercent leur dépit tout neuf en des propos désabusés de vieux routiers.

En face d’eux, deux opposants exaltés les injurient grossièrement. Ils ont l’invective facile et l’adjectif péremptoire. Ils reprochent à leurs adversaires de dénoncer le “Goulag”, parce que “ça fait le jeu de la droite”. Comment se situer dans cette querelle de néo-philosophes ? Bah, après tout, ce n’est qu’une émission de télévision ! On dira qu’elle est réussie, parce qu’animée, polémique, violente. Ouais. »

Comme le rappellera Bernard Pivot, l’émission fit effectivement couler beaucoup d’encre et rendra définitivement célèbres BHL et Glucksmann. Pour le meilleur, et pour le pire, aurait-on envie de dire…


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